ATELIER DE RECHERCHE SUR LES SOCIABILITES LITTERAIRES

Samedi 5 décembre 1998

Bernard DEGOUT, " Les écrivains et le Sacre (1825) "

 

Prochaine réunion :

samedi 13 février, avec Philippe Régnier : "Relations concurrentielles entre les réseaux saint-simoniens et le monde littéraire"

15h - 18h

Université Paris VII

Bibliothèque du XIXe

Tour 24, Rc


texte de la communication


Reprise des hypothèses :

La carence de discours de la monarchie par rapport au sacre a placé la poésie dans une position particulière. Le sacre a été le moment où tous les arts ont été conviés - y compris l'industrie. Mais si tous les arts y contribuèrent, la poésie a été appelée à jouer un rôle éminent et privilégié : c’est d’elle qu’on attendait le discours final.

On n’est plus au moment du sacre dans la situation à privilège littéraire de l’époque de la Muse. C’est un petit groupe qui s’est rendu à Reims avec Victor Hugo : Nodier, accepté comme historiographe officiel du Sacre, était du voyage, ainsi que le peintre Jean Alaux, rejoints par Alphonse de Cailleux alors secrétaire général des musées royaux.

Cette position de la poésie au milieu des arts et néanmoins supérieur à eux serait à rapprocher d’une remarque de Bénichou sur le passage de la poésie à l’art. " La souveraineté de l’Art succède au pur culte poétique des années de la Muse française. (…) Non que l’art ait détrôné la poésie : on les tient en égal honneur, et la seconde est comme l’âme du premier ".

Un peu plus de trois ans et demie s’écoulent entre le sacre et la constitution, puis la dénomination de la rue Notre-Dame des Champs comme Cénacle. S’est amorcé un mouvement de repli et la tentation de recréer une unanimité autour d’une œuvre d’art : le trône de Cromwell et l’échafaud du condamné sont appelés à jouer ce rôle.

Le sacre devait représenter une nouvelle origine pour la monarchie, mais l’échec va laisser ouverte la question. Par le fait même que la monarchie a convié tous les arts, et en particulier la poésie, à dire le dernier mot dans ce sacre, cela conduit la littérature à penser le sacre : à occuper le terrain et à se situer par rapport à l’échafaud.

 


Bibliographie :

Chateaubriand,

- " Sacre de Charles X ", in Mémoires d’outre-tombe, Paris, Flammarion, t.III, p.263-266

- Article du 29 juin 1825, paru dans Le Journal des débats, in " Polémique ", édition Garnier, t.VIII, p.70-71

Darmaing, Relation complète du sacre de Charles X, 1825, réimprimé avec une préface de L.Raillat, Paris, Communication et tradition, coll. " Archives des Bourbons ", 1996

Victor Hugo, Œuvres complètes, édition publiée sous la direction de Jean Massin, Le club français du livre, 1967

Lamartine, Chant du sacre ou La veille des armes, in Œuvres poétiques complètes, Pléiade, p.249-271.

Sainte-Beuve, Le Cénacle, in Poésies complètes, Paris, Charpentier, 1840

***

Bénichou Paul, Le sacre de l’écrivain, Paris, Gallimard

Mélanges sur l’œuvre de Paul Bénichou, textes réunis par Tzvetan Todorov et Marc Fumaroli, Paris, Gallimard, 1995

Garnier J.-P., Charles X, le roi, le proscrit, Paris, Fayard, 1967

Jackson Richard A., Vivat Rex, Histoire des sacres et couronnements en France, 1364-1825, trad. Monique Arav, Strasbourg, Association des Publications pour les Universités, 1984.

Mansel Philipp, Louis XVIII

Rosanvallon P., La Monarchie impossible, les Chartes de 1814 et de 1830, Paris, Fayard, 1994

 


DISCUSSION

* J.-L.Diaz a repris le propos pour souligner que dans les rapports des poètes au sacre, il ne s’agissait pas de faire acte de servilité mais qu’à ce moment se libéra la place pour l’idée du sacre du poète.

* B.Degout : il y a en fait un double mouvement : le sacre du roi et le sacre du poète.

* G.Rosa : le problème est que tout repose sur la formule de Bénichou. N’est-ce pas précisément qu’une formule de Bénichou ? une simple métaphore qui n’aurait en rien à voir avec un quelconque sacre réel ? Mais de fait, l’idée de consacrer Cromwell et l’échafaud est stimulante.

* J.-L.Diaz : le lien qui peut s’établir au sacre à ce moment semble naturel.

* B.Degout : le mot " sacre " lui-même, appliqué au poète, ne figure nulle part. L’idée est chez Bénichou comme un point aveugle, et de fait ces idées courent à l’époque.

Par rapport à l’idée de servilité :

B.Degout  revient au " Chant du sacre " de Lamartine (Oeuvres poétiques complètes, Pléiade, p.247 et sq) - mentionné par J.-L.Diaz - : c’est une grande ode à la liberté fort intéressante. Le duc d’Orléans s’est senti attaqué par ce qu’on lui faisait dire. Mais le poème est paru avant le sacre, le 28 mai.

B.Degout  renvoie également au poème de Victor Hugo, " Le sacre de Charles X ", qui va faire l’objet d’une discussion en détail. L’édition du Moniteur est fautive : Victor Hugo a multiplié les notes, non imprimées ici, pour faire le lien avec le missel officiel.

L’attitude de Victor Hugo est-elle une marque de servilité ? est-il encore ou non royaliste à l’époque ? Oui, pour B.Degout .

* J.-L.Diaz : il faut remettre cela en perspective, dans la mesure où tous ont à ce moment une attitude très ironique par rapport à la célébration. On le voit aussi dans le récit d’Adèle qui présente une sortie de gamins, arrivant en calèche sans avoir réservé, campent chez une comédienne, …(" Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie ", Oeuvres complètes, sous la direction de Jean Massin, Le Club français du livre, 1967, t.II, volume 1, pp.1029-1033)

* B.Degout : Une comédienne, comme par hasard !

Mais il reste que c’est une cérémonie " enivrante ". La ruine du sacre va très vite : dans l’année qui suit, l’échec est complet. 

La discussion s’est engagée sur " Le sacre de Charles X ".

Le sacre a permis, selon Victor Hugo dans ce poème, de mettre une terme à l’orgueil dont Napoléon a été une résurgence. Hugo réemploie, comme dans d’autres poèmes royalistes, le mot " indomptable " pour qualifier le peuple. D’où le thème du sacrifice : le roi doit se sacrifier en permanence à la liberté parce qu’il règne sur un peuple " indomptable ". La dernière strophe, " Du moins qu’un long bonheur efface / Ses bien longues adversités ", montre, par l’adverbe, qu’il ne s’agit pas du bon roi pour Victor Hugo.

Quoiqu’il en soit le sacre appelait une pratique poétique et l’échec laissait ouverte une exigence qui va déboucher sur la création du Cénacle (à la place de la Muse)

* G.Rosa : l’échec du sacre libère la sacralité pour l’art.

N’a pas été mentionnée l’opposition entre Napoléon et Charles : le roi guerrier et le roi pacifique. Le sens de la dernière strophe serait : à défaut de la gloire des armes, que le bonheur efface l’adversité. Faut-il voir une référence à Napoléon ? G.Rosa  renvoie au commentaire de Seebacher sur Notre-Dame de Paris et le couple Reims/ Paris comme villes du sacre de Charles X et de Napoléon.

De quel poids pèse dans ces embarras le souvenir - récent - du sacre de Napoléon ?

* B.Degout : il pèse d’un poids important dans le non-dit. C’est le non-dit qui détermine Louis XVIII à vouloir entrer couronné. C’est la même couronne qui a servi à Napoléon ! L’inscription et le tableau étaient ceux qui avaient servi lors du passage de Napoléon à Reims.

Le sacre de Napoléon a reçu trois interprétations majeures :

Napoléon aurait manifesté son incompréhension profonde de la monarchie.

Pour Chateaubriand, il s’agit d’une usurpation, et le sacre de Charles X consommera cela en faisant jouer des acteurs de l’autre sacre, comme le maréchal Moncey (" Le sacre de Charles X ", Mémoires d’outre-tombe, livre sixième, Flammarion, t.III, pp.263 et sq.).

Pour Jackson, donc un historien récent, Napoléon, en se faisant sacrer, a été le Monk de la Restauration, puisqu’il a refondé le sacre non plus sur Clovis mais sur Charlemagne, il a donc fondé un sacre nouveau, avec l’interprétation d’une autre Histoire, mais Charles X n’a pas compris cela.

Le sacre va amener Victor Hugo à considérer qu’ "  en vain Dieu s’est manifesté ", c'est-à-dire que Napoléon était un " fléau ".

* J.-L.Diaz : en juillet 1825, donc à deux mois du sacre, il y avait héroïsation de l’Empereur : il faut donc peut-être compliquer l’opposition faite par B.Degout .

* G.Rosa : si l’on entend par orgueil révolutionnaire une société qui veut se donner ses lois au lieu de les recevoir, l’idée tient. L’interprétation à donner serait que Napoléon est la manifestation de Dieu, mais pour dissiper la Révolution française. Ce que développe la première strophe du poème, c’est la Révolution française.

* B.Degout : dire que Napoléon est un fléau n’est pas contradictoire avec la fascination qu’il a pu exercer. L’orgueil empêche de voir ce qu’il est : un " fléau ", pour ne voir que le " conquérant ". On ne peut tirer de cela l’interprétation que fait Massin, à savoir qu’une fascination est en train de naître pour Napoléon. Chateaubriand n’a pas montré en Napoléon une valorisation positive, mais le caractère de " nains " et de " pygmées " de ses contemporains.

* G.Rosa : la question n’est pas dans Napoléon

* B.Degout  : si, elle est là. B.Degout  renvoie à la préface de Cromwell en Pléiade : Cromwell serait un Bonaparte. Mais Victor Hugo est remonté bien en avant de Bonaparte.

* G.Rosa  : néanmoins, l’ode de Victor Hugo donne à Napoléon un statut de dieu, cela par le biais d’une confusion entre Clovis et Napoléon. G.Rosa  cite une strophe du poème : le " sicambre audacieux ", c’est encore Napoléon

* B.Degout : non, les deux premières strophes sont distinctes par rapport à la suite.

La marque de la Révolution française a été l’orgueil, et la Restauration intervient pour dissiper cette folie, Dieu a envoyé le " fléau " comme seule trace patente de son intervention dans l’Histoire. Mais la légende napoléonienne qui naît ne peut voir cela.

Ensuite, dans le mouvement du poème, on remonte en arrière : Clovis

* G.Rosa : non, Napoléon est le second sicambre : le second Clovis, mais il a baissé sa tête sous la couronne du sacre comme Clovis. Et c’est la même colombe.

* A.Fonyi : c’est la contiguïté qui fait sens, on ne peut trouver de solution dans l’analyse grammaticale. De fait, on est dans le même mouvement de pensée, et dans le même mouvement de pensée il y a Clovis et Napoléon.

* B.Degout : on a besoin à l’époque de déterminer un avant et un après de la monarchie. Ainsi on parle du sacre de Clovis quand il a seulement été baptisé. Mais Victor Hugo est très intéressé par l’Histoire providentielle : à mesure que le discours de la monarchie se révèle creux, il s'intéresse aux signes positifs de la Providence, et Napoléon apparaît comme un fléau.

* J.-L.Diaz propose de revenir au "  sacre " : cela était utilisé pour dire le religieux. Mais les poètes ont pensé sous les deux auspices : le pouvoir spirituel, religieux, mais aussi le pouvoir royal, et P.Bénichou n’a pas interrogé ce double sens.

N’a pas, par ailleurs, été interrogé le statut de Napoléon comme victime. Or en juin 1825, Charles X a le même statut.

* B.Degout  : dans le schéma de l’orgueil menant au fait que le siècle s’humilie, il est remarquable que le mot " indomptable " soit employé pour désigner le sicambre mais aussi le peuple après le sacre.

Et le terme " sacrifice " qui fait rire le jeune Hugo montrerait que Victor Hugo serait plus proche de Sade qu’on ne le dit. Il y a une énergie qu’on ne peut comprimer, sauf à ce que le roi se sacrifie en permanence. Les contemporains l’ont compris comme le sacrifice de l’absolutisme se soumettant à la Charte.

* J.-L.Diaz cite la contestation, rapportée dans le récit du " témoin ", entre Victor Hugo et Nodier par rapport à la prosternation : c’est la version contestatrice et discutante de quelque chose qu’on ne peut poser fermement puisqu’on en a la version moqueuse : même si cela est une fiction, même si cela a été dit beaucoup plus tard, on l’a dit. C’est une reprise de Chateaubriand : au lieu de la cérémonie sans " aucune pompe " désirée, il y a eu une " parade " et des " carrosses dorés " ("Le sacre de Charles X", p.265)

* B.Degout : oui : pour Chateaubriand, politique avisé, le sacre devait être l’occasion de chartiser l’Eglise qui devait se soumettre à la liberté (c’est sa position en 1816). Les thèses ne s’opposent pas, c’est toujours la double question du sacre qui anime Cromwell.

Le poète réfléchit sur l’onction, il n’a pas besoin de dire " je suis l’huile sainte ", il lui suffit d’accompagner par sa parole.

G.Rosa : si le sacre est un échec il implique, pour les écrivains, soit la possibilité d’assumer eux-mêmes la sacralité, soit la destruction de la sacralité, ce qui conduit les écrivains à chercher ailleurs leur sacralité.

La question de la couronne est résolue de la façon la plus traditionnelle : c’est l’Eglise dans son appareil le plus traditionnel (et le plus politique, aussi, observe B.Degout ), et non pas la charte dans une main.

La sacralité serait définitivement perdue

Parce qu’on est prêtre et roi on (se) sacrifie… d’où Victor Hugo tire-t-il cette idée ? Elle est peu catholique : ce sont plutôt des prêtres romains ou hébraïques qui sont imaginés là.

B.Degout : il s’agit de se sacrifier à la liberté.

B.Degout  rappelle que Charles X a quasiment été chassé du sacre de Louis XVI.

J.-L.Diaz : B.Degout  serait en contradiction avec sa thèse du Cénacle comme référence au Christ…

G.Rosa  : ce n’est pas une contradiction : tout un vocabulaire du sacré a été libéré, Sainte-Beuve enregistre ce déplacement du religieux. Victor Hugo enregistre autrement les conséquences du sacre : il n’y aurait plus rien à tirer du côté du pouvoir religieux et royal.

J.-L.Diaz : mais en 1821-1822, Victor Hugo a déjà investi la figure royale pour le poète : il est le " roi exilé ". J.-L.Diaz cite " Le chant du sacre " de Lamartine, le début de l’échange entre l’Archevêque et le Roi : " D’où viens-tu ? / De l’exil. " C’est du Hugo, que cette conception du roi comme un exilé et un martyr, et on ne peut la faire sortir du sacre, elle vient de bien avant.

B.Degout : bien sûr, Victor Hugo est royaliste. Mais la question du rapport du poète avec l’Histoire est pour lui fort difficile. La notion " solenniser " est pour lui importante : il s’agit de faire résonner le discours sur l’événement, parce que l’événement est impuissant par lui-même, dans le contexte post-révolutionnaire, à résonner.

Mais le sacre a une importance considérable. Le monarque selon le cœur de Victor Hugo est Henri V, cependant sa vision trouve à ce moment du sacre une sorte de pinacle (il a eu des rentes, des pensions) et l’échec de cela va avoir des conséquences, qui le mènent à Cromwell, à la question du sacre posée par le poète Milton. Il reste du sacre que l’art peut peut-être réunir le peuple : ce peuple indomptable, c’est peut-être du côté de l’art qu’il faut chercher le moyen, la possibilité de le dompter. On ne peut en rester à Chateaubriand : il y a encore des gens qui espèrent quelque chose du sacre.

J.-L.Diaz : mais deux mois plus tard, Victor Hugo attaque

G.Rosa : il est allé trop loin, c’est là la compensation. On leur offre des vases de Sèvres, mais l’offensive des romantiques est antérieure.

J.-L.Diaz : dans l’ode à Gustaffson de Hugo, il y a déjà Cromwell : " Tu passes à côté des peuples et des rois " : il a déjà évidé la figure royale : le peuple est à l’extérieur de lui.

B.Degout : le sacre n’est pas tout, il y a aussi l’épisode du bazar, et la joyeuse entrée dans Paris : l’échec est là, c’est là qu’on saisit l’échec, tous doivent reconnaître qu’elle a été plutôt morne.

Le 29 juin paraît dans Le Journal des débats le premier article de Chateaubriand sur le sacre : " Paris a vu ses dernières fêtes ; le roi est parti. (…) déjà la triste vérité reste seule devant nous, dépouillée des illusions dont on l’avait environnée pour la rendre un moment supportable. (…) La monarchie n’aura plus l’occasion de reprendre, pour ainsi dire, la vie dans elle-même, dans sa propre essence. Il faut que tout lui vienne maintenant de l’administration et des lois. " (" Polémique ", édition Garnier, t.VIII, p.70-71)

Et l’échec était préparé, ainsi par Lamartine. Le Moniteur avait déjà diffusé l’image de la cathédrale de Reims disparaissant sous les ornements. Un historien légitimiste a noté la quasi totale absence d’émotion religieuse lors de la cérémonie. L’attention se concentre sur des anecdotes.

Ainsi la démolition du sacre le précède par le thème de la mauvaise représentation, qui le suit avec l’entrée à Paris.

J.-L.Diaz : et dans le développement que fait Chateaubriand, le thème qui apparaît est que les rois n’existent pas, seul existe Napoléon : " (…) l’avantage demeurera à Napoléon qui envoie ses comparses à Charles X. La figure de l’Empereur domine tout désormais. " (" Sacre de Charles X ") La conclusion de Victor Hugo est la même. L’échec du sacre de Charles X est donc une valorisation du sacre de Napoléon, et entre les deux le poète va tenter de se glisser.

G.Rosa : reste la question de la nature de cette valorisation, de ce sacre. Il a lien au religieux et au sacré. Et s’il est cela, alors nécessairement on est dans le négatif.

B.Degout  cite à nouveau Chateaubriand : il fait appel à Napoléon pour ridiculiser les gnomes de son époque. Napoléon est grandi par rapport à cela, mais il est le fléau : il n’est donc pas pour autant valorisé.

 

(Transcription par Emmanuelle Cullmann)