Bernard DEGOUT, " Les écrivains et le Sacre (1825) "
" Clovis, avec ses Francs et son pigeon descendu du ciel " : par cette expression pour le moins désabusée, irrévérencieuse, consignée à Reims juste avant le sacre de Charles X, Chateaubriand fait évidemment allusion à la colombe qui apporta dans son bec une fiole contenant lhuile sainte, lors du baptême de Clovis. Cette intervention divine répondait à une situation tout à fait concrète : le concours du peuple était si nombreux, si pressant, quil nétait pas moyen à Rémy de se faire apporter normalement lhuile destinée au sacrement. La colombe a remédié à linconvénient présenté par cette manifestation dune sociabilité enthousiaste et envahissante, et, simultanément, permis que cette sociabilité ne soit pas remise en cause : il ne fut point nécessaire de disperser la foule pour que le baptême eût lieu.
Cet événement miraculeux avait été précédé dun autre : on lit dans le récit qui fixa le mythe du baptême de Clovis qualors que Saint Rémy se trouvait dans loratoire du roi, avec la reine Clotilde, en compagnie de quelques clercs, de serviteurs et dofficiers de la maison, " Dieu, pour fortifier la parole sainte de son fidèle serviteur, daigna montrer ostensiblement que, suivant sa promesse, il est toujours au milieu des fidèles réunis en son nom " : apparut en effet une lumière merveilleuse, prélude à lirruption de la colombe apportant au prélat la sainte ampoule ( Relation rédigée par le chanoine rémois Flodoard au milieu du Xe siècle, citée par Jacques Le Goff, " Reims, ville du sacre ", dans Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard, " Quarto, 1997, t.I, p.657 ).
Sainte-Beuve na sans doute jamais lu ce récit quand il écrit son poème du Cénacle, publié en avril 1829. On ne peut donc considérer que comme fortuite cette " rencontre textuelle " qui lui fait placer en épigraphe de son poème cette phrase : " Quand vous serez plusieurs réunis en mon nom, je serai avec vous " - phrase qui se trouvait dans tous les catéchismes, tous les missels. La connotation religieuse du poème est du reste à lavenant : tout comme à Reims, dans loratoire, quatorze siècles plus tôt, lesprit saint descend dans la réunion de la rue Notre-Dame des Champs. Mais au-dehors ne se réunit pas un peuple enthousiaste : ce nest plus une foule fervente mais une foule pharisienne qui fait affront au " poète saint, apôtre du mystère ". Cest aux premiers chrétiens réunis dans les catacombes quil est fait référence, association antérieure à la fin du Ve siècle. On est en face dune ambition crypto-fondatrice de " sapproprier le siècle ", de faire " tomber Jéricho" ( Sainte-Beuve, Poésies complètes, Paris, Charpentier, 1840, p.56-59). Cest ce qua moqué Latouche dans son article doctobre 1829 sur la " Camaraderie littéraire " : " Il se sera rencontré une petite société dapôtres qui, se disant persécutée dans les principes dun nouveau culte, sest enfermée en elle-même pour sencourager. Les apôtres se seront aimés ; car on commence toujours par saimer dans les catacombes [ ] Une congrégation de rimeurs bizarres est devenue un complot pour saduler et quelques confidences décoliers qui sessaient à une conspiration flagrante contre des illustrations consacrées. Que si vous nétiez pas doué à un très haut degré qui produit lextase, nous ne vous conseillerions pas daborder jamais cette réunion qui sest dit à elle-même que " le siècle lui appartient ", qui sappelle modestement un Cénacle et trouve dans son sein ses martyrs et ses divinités " (Revue de Paris, t.VII, p.102, cité daprès Ségu, Latouche, p.349-350).
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Le terme de
" Cénacle " a fait florès, au point
que lon est en droit de se demander si son
apparition nest pas tardive, en regard de ce
quil entend désigner. Cest du reste ce que
va affirmer Sainte-Beuve lui-même, tant en employant le
terme à propos de la réunion qui se tenait chez Emile
Deschamps à lépoque de la Muse française,
quen indiquant, dans son " Victor Hugo en
1831 " quil avait mis quelque
empressement à employer, à propos de la réunion de le
rue Notre-Dame-des-Champs un terme qui ne désignait que
ce qui en elle, et de façon marginalisée, survivait du
cercle de la Muse :
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Pourtant, dès le 2 janvier 1827, dans Le Globe, Sainte-Beuve avait cité un article de Soumet publiée dans La Muse : " Les lettres sont aujourdhui comme la politique ou la religion ; elles ont leur profession de foi, et cest en ne méconnaissant lobligation qui leur est imposée que nos écrivains pourront se réunir, comme les prêtres dun même culte, autour des autels de la vérité, ; ils auront aussi leur sainte alliance. " (Massin, II, p.1586)
Les variations, sinon les reniements, de Sainte-Beuve sur le sujet mériteraient une analyse particulière, mais il sagit ici de sappuyer sur le postulat que si le terme apparaît en 1829 il faut sen tenir là et considérer quil y a quelque chose de significatif à ce que ce soit seulement à cette date là quune réunion littéraire comme il en était tant, ait hissé un pavillon aussi exalté, se soit nommée non plus par référence directe à lhôte ou à lhôtesse de la réunion, ni par référence à une revue, mais par un vocable qui désigne lassomption, et le monopole de lassomption, dun héritage qui nest rien dautre que celui du Christ, héritage transmué en art.
Ce serait de la sorte, cest lhypothèse, opérer un saut qualitatif, par lequel une réunion dhommes dart sest autoproclamée lhéritière des premiers chrétiens réfugiés dans les catacombes, dans une singulière répétition de la Cène. Ambition crypto-fondatrice, si lon peut dire, et ambition de la réunion autour dune trace, transmuée en présence par le fait même de la réunion.
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"Le sacre de l'écrivain"
Plus personne, aujourdhui, ne sétonne de pareille exaltation, dont Paul Bénichou a recensé les attestations sous le pavillon du " Sacre de lécrivain : 1750-1830 ; essai sur lavènement dun pouvoir spirituel laïque dans la France moderne ".
Peut-être ne sétonne-t-on pas assez, et il est opportun dêtre attentif à lemploi que fait P. Bénichou de ce terme de " sacre " qui, lui aussi, a fait florès.
Ce que représente de relativement paradoxal lemploi de ce terme a été pointé, notamment par Tzvetan Todorov et Marc Fumaroli. Le premier écrit :
" Lorsque les poètes voudront détrôner le pouvoir spirituel religieux, ils chercheront à ressembler aux prêtres ( ) Mais leuphorie sera de courte durée. Très rapidement, les poètes sont contraints de déchanter : leur appel na pas été entendu. Et, dune certaine façon, il ne pouvait pas en être autrement : le poète voulait arracher au prêtre son rôle, sans sapercevoir que, entre-temps, on avait changé de pièce. " Lélévation du poète au rang de guide spirituel [remarque P.Bénichou] suppose justement que le temps du sacerdoce, au sens propre du mot, est passé ". Aucune instance spirituelle comparable à lEglise chrétienne ne se dresse, dans les Etats modernes, à côté des détenteurs du pouvoir temporel ". ( T. Todorov, Présentation, dans Mélanges sur loeuvre de Paul Bénichou, textes réunis par Tzvetan Todorov et Marc Fumaroli, p.16-17)
De son côté, M. Fumaroli remet lui aussi, dune certaine manière, le terme en cause : " la France gallicane, qui dans sa lutte contre Rome a sapé les fondements sacrés de sa propre royauté, a inventé un pouvoir spirituel laïque, qui est sa littérature ( ) La chute de la royauté et de lEglise gallicane, dans la tragédie de la Révolution, ont créé les conditions favorables à la pleine mise en lumière de ce pouvoir spirituel laïque, qui na plus désormais en face de lui que des pouvoirs temporels et désacralisés, et une Eglise repliée sur Rome ( ) Cest ce que Paul Bénichou a appelé presque par antiphrase le sacre de lécrivain " (M.Fumaroli, Hommage, dans Mélanges, op.cit., p.34)
J.-L.Diaz a creusé plus avant cette question :
En fait, la véritable sacralisation de lhomme de lettres qui a lieu à partir de 1760 suppose une double évolution. Et il faut dire que ce mot de " sacre ", particulièrement polyvalent, a lavantage den désigner conjointement les deux aspects, même sil risque aussi de les confondre. Dune part, on assiste en effet à linterruption du long mouvement de " décri " qui sen est pris aux diverses figures de lintellectuel pendant tout lâge classique. " Sacre " veut dire alors simplement " consécration ", " valorisation ", au lieu de dévaluation et de mépris ( ) Dautre part, on remarque que ce phénomène de valorisation coïncide avec une accession fantasmatique de lhomme de lettres au pouvoir spirituel. Et dans ce sens, " sacre " veut dire cette fois " intronisation ", " couronnement symbolique ", conquête par lécrivain méprisé et rejeté dune responsabilité à la fois spirituelle et sociale( ) . (J.-L.Diaz, Lécrivain dans lhistoire, dans Mélanges, op.cit., p.72-73)
Plus précisément encore, à lintérieur de ce double mouvement, la Révolution va marquer une coupure doù naîtra, pris dans ce mouvement mais étape distincte, la figure du " Poète " qui est au " digne magistrat de la littérature, paternellement conscient de sa responsabilité sociale ", ce quest une " âme solitaire et blessée, à la fois surhomme et paria " à un " homme de savoir et de pensée " (ibid. , p.76-77) accueilli dans les salons aristocratiques (ibid. , p.73). De lhomme de lettres, le poète procède moyennant une " double rupture épistémologique " (ibid. , p.77) : celle de lautonomisation, à lintérieur dun espace qui a perdu lassurance dêtre celui de la République des Lettres ; celle de la subjectivation, le poète ne se pouvant plus penser comme un être " générique ", " transindividuel " (ibid. , p.79), mais singulier - cest influence, acceptée ou répudiée, peu importe ici, de Rousseau. Et J.-L.Diaz suggère que P.Bénichou " a peut-être un peu majoré la part du modèle proprement religieux dans le sacre de lécrivain. Pouvoir spirituel ne veut pas dire forcément pouvoir religieux " (ibid. , p.82).
Ces différents points de vue soulignent une question : cest quau moment de la Restauration que laspiration est la plus échevelée au sacerdoce poétique ; cest alors que le modèle religieux est le plus prégnant (et il faut se souvenir de lincroyable propension de lépoque à béatifier à tour de bras : la duchesse de Berry est une nouvelle Marie, la duchesse dAngoulême est une sainte - recouvrant le fait quon a tenté en vain dobtenir du pape qui avait sacré Napoléon la béatification du roi-martyr) ; mais, simultanément, cest à ce moment là aussi quil montrerait le plus sa relative viduité : le fait, pour reprendre limage de Todorov, que le poète sassied sur un trône qui a disparu.
A dire cela, on pourrait donner limpression que la France est déchristianisée, et quelle ne vit plus la religion quà travers des formes, dépourvues de contenu : perdurance dun discours partout répété mais auquel plus personne ne croit vraiment. Il faut cependant songer, à partir des dernières années du règne de Louis XVII, et plus encore sous celui de son frère, à limportance, à lomniprésence des représentants du cléricalisme politique. Les contemporains ne pouvaient pas considérer que la place de lEglise était vacante. Dira-t-on alors que le message évangélique nétait plus quânonné, et que la carence ainsi manifestée ouvrait précisément la porte à une tentative de réappropriation dune ambition évangélique par les poètes ? Que dit dautre, finalement, et pris au pied de la lettre, le poème du Cénacle, sinon que cest dans cette réunion-là (sous-entendu : pas ailleurs) que les langues de feu dansent au-dessus des fronts, indiquant par-là quune étape nouvelle dans la conscience de soi des hommes de lettres et des artistes a été franchie dans les dernières années du règne, à lépoque de la chute du ministère Martignac ? Dans lidée que ses participants se font de cette réunion, avec le Cénacle apparaît une forme nouvelle de sociabilité, pas très éloignée de ce que nous avons connu depuis au titre des avant-gardes.
Lhypothèse est que le sacre occupe dans le mouvement de cette conscience de soi un rôle tout à fait déterminant. Sil y a bien eu Cénacle, c'est-à-dire un saut qualitatif, sacralisation, le sacre de Charles X occupe une importance majeure. Cest le moment où lEglise a montré sa présence, sest appuyée sur sa tradition. En dautres termes, on considère ici quen dépit des reniements de Sainte-Beuve, on ne peut pas faire dusage rétrospectif du terme de Cénacle. On doit au contraire être attentif au fait quil apparaît en 1828-1829 pour désigner une réunion dont lhôte et le personnage central est Victor Hugo, le " génie qui nous rallie et nous guide " (Sainte-Beuve, Le Cénacle. Victor Hugo est le Dieu de cette réunion (lettre de Deschamps du 17 avril 1828) qui enjoint Vigny en 1828 à " serrer les rangs " autour du " bataillon sacré "), mais quà son nom propre on a préféré une dénomination commune ; quil ne sagit pas dune réunion exclusivement littéraire, mais artistique, et que de surcroît elle proclame que cest la réunion des personnes (doù le nom commun) qui va rendre présent ce qui, à défaut de pareille réunion, ne létait pas.
Il faut donc examiner en quoi lEglise a convié la poésie au sacre, en quoi le saut qualitatif a pu sopérer.
Or le sacre, de lavis de la très grande majorité des historiens, se solda par un échec. Certes, la cérémonie rémoise, au dire de Victor Hugo dans une lettre à Adèle, fut " enivrante " ; et dans lensemble cest limpression quelle a produite, sous réserve de certains incidents, sur la majorité des assistants, ou du moins est-ce là le témoignage quils ont voulu en laisser. Le sacre toutefois ne se résume pas aux événements rémois. Il faut prendre en compte tout un ensemble de manifestations dont la plus importante, passée la cérémonie, est lentrée du roi à Paris au retour de Champagne. Or celle-ci fut plutôt morne et triste. La monarchie avait manquait à reprendre son origine en elle-même, selon la formule de Chateaubriand en juillet 1825.
Dès le 8 mai, juste avant le sacre, Vigny écrivait à Hugo : " Je vous plains de vous séparer de la moitié de votre âme [Adèle], pour aller voir nos cérémonies de carton et de papier peint, et toutes les grandeurs étriquées de notre temps. "
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Dans le journal quil rédigea pendant cette période, inséré ultérieurement dans les Mémoires doutre-tombe, Chateaubriand écrit navoir assisté quà la représentation dun sacre, et en rajoute en disant que cest à Berlin, lors dune représentation de la Jeanne dArc de Schiller quil a pu voir la cathédrale que de misérables décorations dissimulaient lors de la cérémonie. La vérité de lEglise est à Berlin. De même Hugo, lorsquil reviendra sur la cérémonie dans les pages plus ou moins dictées à Adèle, introduira lui aussi un élément théâtral en insistant sur la découverte faite à Reims, en marge de la cérémonie, du théâtre de Shakespeare : vrai théâtre contre faux théâtre. |
On avait déjà critiqué au XVIIIe le sacre de Louis XVI en le qualifiant dopéra. Mais le thème prend sous la Restauration une tonalité nouvelle. Cétait cinquante ans plus tôt la dépréciation dune cérémonie dépourvue de sacré, moquerie de ce qui ne correspondait plus à létat des murs, et la critique du sacre au nom du théâtre renvoyait lEglise à ce quelle refusait. Ici la cérémonie est dépréciée non pas dans son principe mais dans son déroulement, et cela au nom de lart : on trouve dans les pages de Chateaubriand ce qui peut être tenu pour les didascalies d une représentation réussie. Autre formulation de lhypothèse énoncée plus haut, on en serait à remontrer à la monarchie et à lEglise que lart leur est supérieur en tant que lieu et vecteur de la vérité, du spirituel.
A cette manifestation, la poésie a été conviée. On parlera bien entendu duvres de circonstances, péjorées ou minimisées par cette dénomination même, uvres intéressées, ou bien compensations, et on songe à Victor Hugo, notamment, qui venait dêtre élevé dans lordre de la Légion dhonneur. Mais cette idée de poèmes de circonstances est limitée : en 1825, la monarchie nest pas en mesure de produire de discours clair à propos du sacre. Le sacre est une évidence, mais muette. Elle ne saccompagne pas dune parole positive, mais essentiellement négative. Un historien légitimiste a souligné par exemple, que mis à part la question du serment, lordo du sacre a uniquement fait lobjet de retranchements : on na pas su, ou pu, ou voulu introduire déléments nouveaux.
La parole poétique doit venir combler cette lacune. Quand Hugo, de Reims, écrit, le 28 mai, que Sosthène de La Rochefoucauld lui dit " que le Roi avait demandé si jétais ici. Je suis effrayé de ce quils attendent de moi ", il montre quil a très bien compris les enjeux qui pèsent sur lui.
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La charte de 1814
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On trouve dans la Charte de 1814, en
son article 74, une parfaite illustration du problème
posé par le sacre à la monarchie restaurée. Le Sénat impérial proposa dès le 6 avril un texte baptisé " Constitution impériale ", que Louis XVIII, par la Déclaration dite de Saint-Ouen, le 2 mai, écarta, le jugeant inacceptable en létat. Mais il réunissait une commission chargée de mettre au point une Constitution libérale. On connaît trois versions antérieures du texte constitutionnel : elles ont été publiées et commentées par Pierre Rosanvallon ( La Monarchie impossible, les Chartes de 1814 et de 1830, Paris, Fayard, 1994, p.25). Lessentiel, pour ce qui nous concerne ici, est que dès la première mouture figure lidée, ainsi libellée dans la première mouture que : " Le Roi et ses successeurs jureront dans la solennité de leur sacre dobserver fidèlement la présente Charte constitutionnelle ". Larticle ne figure pas dans la troisième mouture mais se retrouve 74e et dernier dans la Charte octroyée, dans sa dernière partie intitulée " Droits particuliers garantis ", partie dont Vitrolles comme le R.P. de Bertier de Sauvigny critiquèrent le caractère brouillon et confus. |
Cest assez dire que la Charte, toute octroyée quelle était, rencontrait dans la question du sacre une difficulté, qui ne porte pas sur le caractère sacré du roi : les quatre textes contiennent la même formule selon laquelle " La personne du roi est inviolable et sacrée ". Cest dans la relation entre le sacre et la Constitution que se pose le problème.
En 1830, la prescription du serment à la Charte ne présente pas la même difficulté que celle rencontrée en 1814 : le roi ne tire pas son pouvoir de lordre divin, mais du peuple ou des Chambres, il est donc raisonnable que le serment à la Charte soit prêté devant les représentants du " peuple français " : la personne commise à remplir une fonction fait serment, devant ses commettants, de la remplir conformément aux principes par ces derniers définis.
Larticle de 1814 comporte une dimension différente. Le Constitutionnel en pointe lambiguïté, avec une intention polémique manifeste : " Le sacre est subordonné à la Charte en même temps quil est adopté par elle. Larticle 74 en a donc fait une solennité constitutionnelle " (Cité par J.-P. Garnier, Charles X, le roi, le proscrit, Paris, Fayard, 1967, p.74)
Le sacre est soumis à la Charte comme autorité prescriptive, mais en même temps il est quelque chose de bien supérieur, qui dépasse la Charte et influe sur elle en retour. Sesquisse un problème considérable : comment une instance peut-elle, dans le même mouvement, être soumise au texte qui la mentionne et simultanément représenter un principe supérieur, apportant à ce même texte quil nest pas à lui seul capable dapporter ?
Les deux premières versions du texte constitutionnel de 1814 portaient en leur premier article " Le gouvernement français est monarchique en son principe et la couronne héréditaire de mâle en mâle dans la maison de France ( ) ". Un procès-verbal de la première réunion de la commission de rédaction de la Charte, daté du 22 mai 1814, avance que M. de Montesquiou, après lecture de cet article, " dit que huit siècles ont proclamé que la France est une monarchie, que vingt ans de révolution ne peuvent infirmer une pareille sanction, que lhistoire parle plus haut que toutes les constitutions" (Cité par P.Rosanvallon, op.cit., p.234), réponse qui aurait été inspirée par Louis XVIII : " Le roi octroyait la charte qui ne pouvait donc définir qui il était " (Cité par P.Mansel, Louis XVIII, p.196). " M. Boissy dAnglas répond quil ne voit pas pourquoi on ne déclarerait pas dans la Charte ce qui existe en fait ; ( ) " (Cité par P.Rosanvallon, op.cit., p.234). Montesquiou ne voulait pas que la constitution absorbât la monarchie, et il lemporta sur le point de larticle premier. Ce ne fut pas le cas sur le sacre.
Mais dès lors quil existait une Constitution, dès lors que doit y prêter serment un roi au demeurant sacré, on ne voit pas dautre moment pour ce serment que celui de la solennité du sacre. Le roi sacré aurait-il pu prêter serment devant les Chambres, comme ce sera le cas en 1830, et prêter un autre serment lors du sacre ? Ceût été admettre un serment supérieur à celui prêté à la Charte. La voie choisie sénonce comme suit dans le préambule de la Charte : " Sûrs de nos intentions, forts de notre conscience, nous nous engageons devant lassemblée qui nous écoute, à être fidèles à cette Charte constitutionnelle, nous réservant den jurer le maintient, avec une nouvelle solennité, devant les autels de Celui qui pèse dans la même balance les rois et les nations. ". Un indéniable engagement, donc, mais rapporté à un autre, supérieur, pris devant Celui qui juge aussi bien les rois que les Chambres, c'est-à-dire devant qui ceux qui reçoivent en ce jour lengagement de fidélité sont eux aussi comptables.
Restait donc le sacre, comme pierre angulaire de lédifice, devant, avec une " nouvelle solennité ", c'est-à-dire à la fois une autre solennité et une solennité sans comparaison avec celle de lengagement pris devant les Chambres, marquer lintangibilité du serment à la Charte, aussi bien pour le monarque en exercice que pour tous ses successeurs.
Le non sacre de Louis XVIII
Or Louis XVIII navait pas été sacré bien que dès 1814 il en eût manifesté lintention. Il envisagea différents lieux, et avait prévu dentrer dans la basilique déjà couronné : on avait examiné lensemble du cérémonial en en supprimant les parties qui mettent le roi dans une position gênante.
Cest à létat de santé de Louis XVIII que lon impute le plus souvent, et le plus vraisemblablement le fait quil ne sest pas fait sacrer. Néanmoins, cela généra plusieurs interprétations, et notamment une légende. Selon celle-ci, le paysan beauceron nommé Martin, visité par lange Gabriel, aurait, au cours de lentrevue que lui accorda Louis XVIII le 2 avril 1816, transmis au monarque un clair avertissement : il mourrait sil se faisait sacrer, parce quusurpateur de Louis XVII quil devait semployer à retrouver. On raconte aussi que le pape Pie VII sopposa au sacre tant que Napoléon serait vivant.
Le fait que Louis XVIII ne fut pas sacré eut en tout cas des conséquences, apparemment contradictoires. Dun côté, la cohésion nationale autour de lacception de la Charte fait défaut, la cérémonie du sacre ayant manqué à sa solennisation. Cette cohésion est de plus en plus délicate, tandis que les combats doctrinaires se font de plus en plus violents. De lautre la nécessité du sacre sest affaiblie en regard de la monarchie constitutionnelle. De fait, si les institutions ont continué à fonctionner, cest quun roi a pu régner sans être sacré. Le caractère indispensable du sacre est devenu plus difficilement perceptible, tandis quon répandait le bruit que cest par sagesse politique, à partir dune certaine finesse dans lappréciation de son temps, que Louis XVIII avait préféré surseoir. Cela portait tort au sacre de Charles X, le plaçant devant la réputation de ne rien comprendre à son temps. Cela affaiblit aussi la monarchie puisque, légende dorée de Napoléon naissant et se développant, le sacre de celui-ci pèse de plus en plus lourd sur le présent : un peu comme si les monarques de la Restauration nétaient plus à même de porter la couronne de Charlemagne.
Polémiques autour du sacre de Charles X
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A la mort de Charles X
lui succède le comte dArtois, ce qui provoque des
inquiétudes : cest un ancien libertin, lié
à la Congrégation, tardivement rallié à la Charte et
réputé très enclin à accorder à lEglise un
pouvoir que beaucoup jugent exorbitant. Dans son discours douverture de la session des chambres, prononcé le 22 décembre 1824, Charles X déclara : " Je veux que la cérémonie de mon sacre termine la première session de mon règne. Vous assisterez, messieurs, à cette auguste cérémonie. Là, prosterné au pied du même autel où Clovis reçut lonction sainte, et en présence de celui qui juge les peuples et les rois, je renouvellerai le serment de maintenir et de faire observer les lois de lEtat et les institutions octroyées par le roi mon frère ; ( ) " (Moniteur, 23 décembre 1824, p.1643) Cette dernière expression a déclenché un scandale : elle nest pas synonyme de " Charte ". Jusquau dernier moment personne ne savait sil prêterait serment à la Charte. Létonnant est que Charles X a remis le texte de son serment dès mai, et néanmoins on a laissé les polémiques sur les intentions du roi se déchaîner. Les esprits ne sapaisèrent - provisoirement - que lorsque, le jour de la cérémonie, il prêta le serment de " gouverner conformément aux lois du royaume et à la Charte constitutionnelle ( ) " ( extrait du serment reproduit ici daprès la transcription de Darmaing, journaliste du Constitutionnel, in Relation complète du sacre de Charles X, 1825, réimprimé avec une préface de L.Raillat, Paris, Communication et tradition, coll. " Archives des Bourbons ", 1996, p.56) . |
Cela déclencha une autre polémique. Dès le lendemain le Constitutionnel déclara : " Ces paroles établissent à jamais une polémique insurmontable entre le présent et le passé, répudient en quelque sorte les anciennes institutions de la monarchie absolue, qui sont mortes, pour adopter les nouvelles institutions de la monarchie constitutionnelle qui sont vivantes " (Constitutionnel, 30 mai 1825, cité par Raillat, op.cit., p.246) . En dautres termes, à la polémique attachée à la question de savoir si Charles X allait ou non prononcer le terme de Charte dans son serment sen substitua, dès le serment prêté, une autre, portant sur linterprétation de la Charte : rupture ou prolongement du passé.
La place de lEglise
Lautre aspect, solidaire du premier, sur lequel se fixèrent les débats, était celui du rôle que la cérémonie allait attribuer à lEglise, assez impopulaire dans une bonne partie de la population. Cette préoccupation guida les travaux de la commission chargée de régler le cérémonial : il fallait à la fois maintenir les traditions et apporter les modifications en rapport avec les institutions nouvelles. On en trouve lécho dans une lettre que Sosthène de La Rochefoucauld adressa dès le 15 novembre à Charles X, inquiétude portant notamment sur la question de la couronne : " ( ) la légitimité, cette loi nationale, cest delle seule que le Roi reçoit la couronne. Personne na le droit de la lui donner, ni même de la poser sur sa tête ( ) Ne donnons rien de temporel à la religion ; ce quelle a de sublime, cest dêtre purement céleste. Ne remontons plus vers ce temps où le clergé pouvait dire au Roi : Nous vous avons élu. " Il ne faut rien donner dautre à lEglise que la transcendance, contre le clergé qui affirme que cest à lui de donner la couronne.
Cela a suscité un grand débat. Or la monarchie na pas pu calmer les esprits. Elle a pratiqué un double discours. Le discours officiel disait vouloir renouer la chaîne des temps moyennant toutes les concessions nécessaires. Le discours officieux était celui de lexpiation complète du crime du 21 janvier. Tout cela renvoyait à une certaine cacophonie, une confusion qui se manifesta dans la remise tardive des travaux de la commission chargée de réviser lordo. Nommée en novembre, elle ne remit ses conclusions que le 21 mai. Les modifications, bâclées, peu cohérentes, semblaient arbitraires. Cela entraînait un autre problème : les historiens ne savaient rien de lordo qui serait utilisée : pour décrire le sacre à lavance, ils ont rabattu le déroulement du sacre de Charles X sur celui de Louis XVI, ce qui a encore compliqué la perception du sacre.
La poésie comme parole du sacre
Compte tenu de cette situation, la contribution de la poésie au sacre, comme parole du sacre, revêtait une importance considérable.
Le 1er juin, un entrefilet du Moniteur présenta à ses lecteurs un ouvrage consacré aux sacres du roi de France en louant son auteur davoir répandu " une nouvelle lumière sur lorigine, lesprit, la raison, nous dirons presque les mystères dune solennité qui est à la fois lart le plus imposant, le spectacle le plus sublime et le reste le plus précieux de lancienne monarchie ".
Hugo fut lofficieux poète officiel de ce sacre. Dans la préface des Odes et Poésies diverses, Hugo proclamera " que lhistoire des hommes ne présente de poésie que jugée du haut des idées monarchiques et des croyances religieuses ". Or que représentait le sacre dans cette histoire des hommes, sinon lincarnation même de cette conjonction sublime du monarchique et du religieux ?
Peu de poèmes posent explicitement la question du verbe poétique face à lévénement, mais nombreux sont ceux qui confessent leur impuissance à exprimer lélévation des sentiments suscités par la cérémonie, et tout particulièrement lenthousiasme du peuple. Alissan de Chazet reconnaît ainsi quil ne peut décrire ces transports denthousiasme, mais que tout un chacun peut les comprendre en songeant à ces deux points : il est un roi, vous êtes des Français - des hommes. La poésie est le médiateur pour faire sentir ces émotions, cette élévation.
Dans le Moniteur du 28 mai, le marquis de Valori retrace la veillée darmes puis ajoute :
Franchissons, il est temps, franchissons le vieil âge,
Muse, lallusion que voilait ton langage,
Se découvre, et jentends crier :France, applaudis !
Les traits de CHARLES-CINQ restent à CHARLES-DIX.
La poésie a voulu conduire à la révélation de la continuité depuis Charles V, mais elle doit se taire devant le cri qui la manifeste.
Enfin, Maurice Ourry, dans le Moniteur du 29 mai, montre Delille, mort en 1813, accourant, dans un saint délire tributaire de la vertu de Charles, après celle de Louis dont il chanta " les royales douleurs ", et unissant sur son luth, par ces deux rois, les chants du ciel à ceux de la terre. Delille a renversé linsupportable de la mort de Louis XVI. Mais si Louis na pas été béatifié, Delille lest par Ourry. Puis le poème appelle le poète qui dira le bonheur du règne, celui qui pourra dire à Charles :
Roi dont on bénit la puissance,
A nos derniers neveux, davance
Jai confié ton souvenir ;
Et, léguant ton règne à lhistoire,
Du bonheur de chanter ta gloire
Jai déshérité lavenir.
Ce poète léguera le règne à lhistoire, la déshéritant du dict. Eminence de la parole poétique, donc - forte " dun noble orgueil, dun pur amour " - qui seule pourra dire la grandeur du règne. Ce poète nest pas encore là, il est à venir.
Le sacre du roi, chanté par le poète, vaut simultanément comme sacre du poète, ou du moins de la poésie, laquelle ne peut guère, naurait guère pu, en dernier ressort si le sacre avait " réussi ", se concevoir que comme huile sainte.
Une sociabilité fusionnelle
Cette suprême participation au spectacle le plus sublime revêt aussi un enjeu social : cette position extraordinaire faite au poète lest aussi " socialement ", et il y a en effet une sociabilité fusionnelle du sacre.
Dans une lettre à se femme, Nodier donne une description pittoresque de Reims , " très belle ville où Paris sest transporté par colonies ( ) " et où " [I]l ny a pas moyen de faire quatre pas sans avoir quelqu'un à embrasser [et] jai failli être étouffé ce matin. " Il ajoute : " Il y a dailleurs ici quelque chose détourdissant qui ressemble plus à un rêve quà une réalité ; cette confusion dhommes et de choses, cette cohue de ministres, dambassadeurs, de poètes, de pairs de France, de préfets, de musiciens, de députés, de comédiens, de prélats, de journalistes, vivant tous sur le pied dune égalité forcée et mangeant presque à la même table dans la même taverne ; cette multitude de rencontres inattendues qui reproduisent à tous moments tous les souvenirs de la vie ( ) " Le Moniteur souligne la même chose : tout le monde est mêlé, les distances nétant pas assez éloignées pour quon se serve déquipages. Le sacre est aussi le moment de lunion du roi avec son peuple : cest le thème des épousailles, qui renvoie à cette sociabilité de la fusion. Le Moniteur fera grand cas du fait que Charles X soit sorti sans escorte, sous la seule garde de son peuple enthousiaste.
Même si lessentiel de la cérémonie est exclusive du peuple, et régie par un strict protocole, on ouvre à la fin portes de la cathédrale afin quil y pénètre, cependant que sont lâchés des centaines doiseaux, ce quon interprète souvent comme le symbole du peuple libre et joyeux. La chronique rapporte quil y est entré au milieu de vives acclamations. Il y eut cependant ce jour-là un incident : les oiseaux se sont brûlés à la flamme des lustres. Cela donna lieu à un échange. Le Drapeau blanc fit ce commentaire : " On sest généralement communiqué à ce sujet une réflexion qui se présente delle-même à lesprit, sur le funeste usage que fait de la liberté un peuple qui la reçoit tout à coup et avant quon ait éloigné ce qui peut lui nuire. " A quoi le Courrier français répondit qu " il est probable que les spectateurs se sont plutôt communiqués cette réflexion plus naturelle et moins ambitieuse, quil vaut mieux pour des oiseaux être lâchés en plein air que dans un lieu fermé où il y a des lustres et des candélabres. "