ATELIER DE RECHERCHE SUR LES SOCIABILITES LITTERAIRES

29 mai 1999

Jean-Marie Goulemot

" LES SOCIABILITÉS LITTERAIRES A L'EPOQUE CLASSIQUE (XVIIe - XVIIIe SIÈCLE) "

 

 

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texte de la communication

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DISCUSSION

J.-L. Diaz : Les salons continuent au XIXe siècle, on l’a vu dans les séances précédentes, mais le sentiment n’en est pas moins d’une décadence, surtout après 1830. De ce dépérissement des salons, forme aristocratique au siècle bourgeois, il est commode de trouver l’emblème dans le livre de Mme Ancelot (qui a elle-même tenu un salon fort réputé) : Les Salons de Paris, foyers éteints, 1858. Mais ne peut déjà trouver un processus de transformation - sinon encore de décadence- dès la fin du XVIIIe siècle.

Tandis que dans leur période d’expansion, le salon se tenait dans l’espace du féminin, la rupture interviendrait quand les hommes entreprennent d'occuper ce terrain, notamment avec le baron d'Holbach. Mais, d’autre part, la fin du siècle des Lumières n’est-elle pas marquée aussi par des critiques contre la forme " salon ", aristocratique et féminine, au nom d’un idéal de virilité républicaine : on peut en voir un signe dans la critique qu’un Sébastien Mercier énonce contre les " bureaux d'esprit " (Tableau de Paris). La rupture se situerait donc à partir de 1760, mais surtout aux approches de la période révolutionnaire, qui va voir par ailleurs une critique en forme des académies (Mirabeau, Marat, etc.) autre forme de sociabilité d’Ancien Régime

J.-M. Goulemot : Il faut préciser deux choses. La première est que Mercier ne représente pas nécessairement la pointe avancée. Le salon de Mme Necker regroupe encore tous les grands philosophes, ce qui montre que l'on n'est pas du tout à la fin des salons. La critique que formule Mercier est liée au fait que personne ne le reçoit : il est un besogneux de la littérature. Il est toujours nécessaire de bien situer les gens : ainsi Restif sera-t-il ravi quand il sera accueilli. Quant à Voltaire, c'est davantage un homme d'académie, de dîners philosophiques - et de sa propre maison, qu'un homme de salon.

Le deuxième point est que les salons perdurent à Paris aujourd'hui. Et ne peut-on considérer que Mallarmé tenait un salon?

J.-L. Diaz : Mais ne peut-on pas considérer que le salon de Mme Necker est déjà dévoyé de la norme " salon ", par le statut de ceux qui le fréquentent : hommes de lettres, philosophes, savants de profession pour l’essentiel, et qui ne viennent plus là pour se mettre au diapason des marquises et communiquer dans le monde, mais convoqués en vertu de leur prestige intellectuel établi ailleurs ?

J.-M. Goulemot : Certes, mais il faut prendre en compte le statut de l'hôte et les qualités de cette femme, Mme Necker, qui gère les rapports entre les gens.

J.-L. Diaz : Reste-t-on pour autant dans l'esprit " salon "? Cette femme est une " intellectuelle ", comme nous dirions, pas une simple maîtresse de maison qui a de l’esprit, ce qui était le cas de la majorité des femmes qui auparavant tenaient salon. C'est une professionnelle de la pensée déguisée en salonnière, ce qu’était déjà, dans un tout autre style une Julie de Lespinasse. Ce qui change considérablement la nature du salon.

G. Rosa  : Y a-t-il des témoignages institutionnalisés pour les salons, comme il y en a sur l'Académie?

J.-M. Goulemot : Dans les années 70, avec la Correspondance littéraire de Grimm, on commence à trouver des informations sur les salons, qui forment le fond du racontar salonnier.

G. Rosa  : Inversement, n'y a-t-il pas de censure? Quelqu'un peut-il être sûr que ses propos ne seront pas rapportés?

J.-M. Goulemot : Il y a une sociabilité interne aux salons, les propos circulent d'un salon à l'autre, mais on peut probablement estimer qu'il y a une forme d'autocensure.

G.Rosa  : Ce qui pose la question de la liberté de parole.

J.-M. Goulemot : On peut avancer qu'il n'y en a pas, sauf dans les cercles d'initiés type d'Holbach, ou dans les loges maçonniques littéraires. On pourrait aussi classer les académies : certaines n'ont rien de littéraire.*

J.-L. Diaz : On serait donc là pris dans le processus du devenir autonome de la littérature.

J.-M. Goulemot : Le problème est qu'on dispose de peu d'éléments pour mesurer l'intérêt pour la littérature : les concours d'académies, les bibliothèques, mais certaines ont très peu de livres.

G.Rosa  : Par rapport à l'imaginaire que l'on se fait du public, il semble qu'il y ait une tendance à institutionnaliser la communication comme communication interindividuelle. Peut-on trouver d'autres exemples que celui de Rousseau?

J.-M. Goulemot : On en a de nombreux : Restif, Mercier, etc. Mais c'est systématique chez Rousseau, au point qu'on pourrait dire que le véritable rousseauisme serait cette volonté de relation transindividuelle.

G.Rosa  : Pour le XIXe, l'instauration de relations interindividuelles est beaucoup plus importante que celle de la démocratie directe, de la masse…

J.-M. Goulemot : On peut également penser Rousseau dans la Révolution française comme stratégie de positionnement par rapport au public, tout comme l'image de Marat dans sa baignoire, en martyr…

J.-L. Diaz : Les formes de sociabilités type " Lycées ", " caveaux ", présentes fin XVIIIe le sont encore au XIXe. Les séances de l'Académie sont très suivies : ainsi le jeune Beyle y est-il assidu et en rend-il compte.

Il faudra le romantisme dans sa version de la fin de la Restauration, et le devenir " perruque " de l’Académie française, pour faire que la littérature active veuille faire table rase de ces héritages, et rompre tous les ponts, du moins dans un premier temps, avec l’Académie, abandonnée aux classiques, libéraux ou légitimistes

J.-M. Goulemot : il faut insister sur l'intérêt des hommes de lettres pour les académies. Diderot excepté, ils sont fascinés par trois choses : le théâtre, l'opéra et les séances de l'Académie. On pourrait même repenser l'initiation au théâtre comme initiation à la littérature : une première fois au théâtre correspondrait à une entrée en littérature, en tant que première initiation à la représentation, la littérature étant elle-même un monde de la représentation.

J.-L. Diaz : Mais cette auto-mise en scène de l'écrivain existe-t-elle avant le XIXe siècle?

J.-M. Goulemot : On voit bien la décision d'ouvrir les séances au public, vers 1672 : il y a création d'un rituel, ce qui ne va que s'accentuer par la suite. Mais cela va dans le sens d'un rituel littéraire, non de l'hommage que l'on va rendre au roi, hommage considéré comme courtisan.

J.-L. Diaz : En simplifiant, on pourrait dire que l'Académie de la seconde moitié du XVIIIe siècle, investie par les philosophes, ayant d’Alembert ou Suard pour secrétaires perpétuels, est une survivance paradoxale, pour le clan philosophique qui l'investit, de la République des Lettres (soit donc, d’une forme archaïque de regroupement des intellectuels entre eux ou, plus précisément, des " savants ", communiquant en latin, à l’écart de la société civile).

J.-M. Goulemot : Ce serait vrai s'il n'y avait pas cette espèce de "canaille littéraire" qui ne cesse de mettre en procès ces parvenus et de mettre en cause l'utilité de l'Académie opposée à l'Académie des Sciences – qui, elle, produit du salpêtre pour les canons de la République!

J.-L. Diaz : Lettres et sciences ne se distribuent alors pas de la même manière : ainsi d'Alembert est-il considéré comme "un homme de lettres qui s'occupe de sciences exactes".

G.Rosa  : D'autre part, la communication entre hommes de lettres est probablement antérieure au XVIe siècle.

J.-M. Goulemot : A l’époque , c'est d’abord une communication en latin, tout naturellement..

J.-L. Diaz : La spécificité du XVIIIe, c’est peut-être que les membres de la République des lettres, devenus philosophes, ont désormais adopté le français, pour avoir de l’influence, et qu’ils se réunissent assez ouvertement en clan, en " secte " comme on dit alors. Ce trait de collectivisation est essentiel. On se préoccupe alors beaucoup de la solidarité de ce que Sébastien Mercier appelle le " corps des gens de lettres ", qui fonctionne, nous dit-il, sans bureaux d’esprit ni académies, sans réunions concrètes, sans prise de conscience pré-syndicale (sauf au théâtre sous l’impulsion de Beaumarchais. En revanche, il faut opposer à cette solidarité militante, ce qui passera au siècle suivant. Au sens de l’universel qui prévaut dans la pensée philosophique, s’est substitué l’idée que le " génie " est forcément un être solitaire, et incomparable et donc " in-amalgamable ". De là, quand on pense " Cénacle ", une contradiction tournée en affirmation des contradictoires, sous forme d’oxymoron : le Cénacle comme utopique unité christique de poètes solitaires, en rupture de communauté concrète.

En revanche, cafés et cabarets, sont du domaine du réel et, quand les écrivains en parlent, ils ne posent pas problème : on est dans le burlesque, et non dans l’empyrée des fantasmes.

G.Rosa  : Que sont devenues ces formes de sociabilités littéraires pendant la Révolution française?

J.-M. Goulemot : Ce qui est frappant, c'est que les lieux des littérateurs, les lieux vraiment littéraires se sont alors concentrés au Palais-Royal, comme s'ils cherchaient une convivialité topographique. Ainsi le dandysme pour Musset consistera à aller chez Tortoni pour s'éloigner de la littérature.

G.Rosa  : 0n est impressionné par ce tableau XVIIIe siècle, mais il semble que l'on ne pourrait pas faire l'équivalent pour le XIXe.

J.-M. Goulemot : C'est aussi une question de moment de l'étude : il faut un certain recul pour pouvoir faire des synthèses. Ainsi, on a un net premier ensemble de 1550 à 1789 et il y a peut-être un deuxième ensemble jusqu'à 1914. Mais de fait, beaucoup de choses se sont débloquées dans la recherche quand on a pu penser de manière plus large. Le concept d'âge classique, ainsi, est opératoire.