ATELIER DE RECHERCHE SUR LES SOCIABILITES LITTERAIRES

Samedi 13 février 1999.

Philippe REGNIER,

"Relations concurrentielles entre les réseaux saint-simoniens et le monde littéraire"

 

- Steve Murphy - dont l’intervention a été ultérieurement annulée, en raison d’ennuis de santé.

- 29 mai 1999 à 15 h : J.-M. Goulemot (Tours et IUF), " Salons et cafés au XVIIIe siècle "

- 12 juin 1999, à 10 h : Roxana Verona (Darmouth college), " Les " salons " de Sainte-Beuve "

- { Le même jour, à 15 heures, séance du Groupe Balzac : exposés d’Emmanuelle Cullmann sur " L’espion chez Balzac ", et de Christine Marcandier-Colard, sur " Le criminel chez Balzac ".}

- Denis Pernot, auteur notamment du Roman de socialisation, aux P.U.F., pourrait travailler sur les salons fin de siècle.

- J.-L. Steinmetz sur les salons de Mallarmé et autour de Mallarmé

- J.-M. Hovasse sur le Parnasse

La thèse et le dossier d’habilitation de Philippe Régnier se trouvent à la bibliothèque du XIXe.

 

 


texte de la communication


Résumé des hypothèses et des étapes décrites :

Il y a dans les années 1830 une pleine appartenance de la marginalité saint-simonienne à ce que l’on considère aujourd’hui comme les marginalités littéraires, les petits romantiques : les Bousingots, le groupe de Pétrus Borel, la première Bohème. Là on essaie de faire la même chose et on distingue mal entre des poètes et des militants - qui n’arrivent pas à publier ou publient peu. Par la suite les écrivains vivent de leur plume et trouvent un marché. Les autres, dont cela n’a jamais été l’objectif, n’arrivent pas à trouver de marché. Cela dit jusque dans les années 60 les uns et les autres ont en commun un modèle confus, indivis, si bien qu’il est très difficile et hasardeux de prétendre qu’il y aurait un champ littéraire auquel appartiendraient les uns, et un champ politique pour les autres. Ni les uns ni les autres n’ont renoncé à un modèle de secte, pour ne pas dire un modèle religieux, où le littéraire, le politique et le religieux sont une seule et même activité, que l’on ne peut diviser, et où l’objectif est la reconstitution d’un pouvoir spirituel disparu - celui de l’église catholique tel qu’on le mythifie et qu’on le projette sur avant la Révolution.

Dans la première moitié du XIXe, concevoir la littérature comme une activité purement esthétique est un contresens par rapport aux pratiques et aux intentions aussi bien de marginalités qui nous apparaissent comme politiques aujourd’hui, telles les saint-simoniens, que de marginalités littéraires - marginalités pour nous comme peut-être d’un certain point de vue pour les contemporains - dont le sens paraît exprimer les ambitions générales. Ainsi, si des gens comme Lamartine ont l’intelligence et la prudence de ne pas se compromettre et de ne revêtir aucun costume, il est clair qu’il y a à l’horizon de sa pratique de poète une politique nouvelle et un pouvoir spirituel nouveau. Si Victor Hugo a la sagesse de ne pas se laisser embarquer à la suite de sa jeune garde, Gautier et les autres, et de ne pas entrer dans le dialogue que lui proposent les saint-simoniens, il reste qu’il est très sensible à leur réflexion sur l’institution d’une nouvelle religion, et que cela lui revient à l’époque de l’exil : c’est le modèle dont il participe.

 


DISCUSSION

Discussion par thèmes :

J.-L. Diaz a proposé de commencer la discussion sur le contresens que serait le fait de traiter de groupes littéraires au sens strict et de ne pas avoir de vision plus ouverte à la fois des activités littéraires et des sociabilités littéraires.

L’hypothèse centrale de l’exposé que nous venons d’entendre est donc celle-ci : qu’il y aurait connivence et non affrontement entre les modalités " sociabilitaires " des Jeunes-France et des artistes et celles des saint-simoniens. Initialement, les questions de l’atelier de recherche se posaient en termes d’autonomie de la littérature, l’atelier avait ensuite tendu à aller vers la question du groupe littéraire mais sans oublier cette question de la sociabilité littéraire. Est-elle en relation avec un découpage nouveau de la littérature ou pas ? En ce qui concerne les saint-simoniens et de manière générale les autres groupes plus ou moins approchants - les fouriéristes notamment avec la doctrine de l’association qui se rapproche beaucoup de cette question de la sociabilité littéraire…

Ph. Régnier : J’aurais pu tenir exactement les mêmes propos à propos d’eux…

J.-L. Diaz : …on retrouverait des choses semblables dans la Revue encyclopédique ou à L’Européen. Quant à l’hypothèse centrale, concernant le rapport de connivence entre les différentes modalités sociabilitaires, littéraires d’une part et utopistes de l’autre, on pourrait émettre une réserve - un paradoxe : chez les saint-simoniens, on mène de front une expérience communautaire et une expérience religieuse. Plus qu’une secte, c’est une religion qui aspire à régner, à devenir la doctrine organique de l’avenir, le mot de secte est un mot provisoire. Or, ces deux aspects sont dissociés dans les groupes littéraires. Pour ce qui concerne l’utopie communautaire, qu’on trouve très vite, dès avant 1830, les saint-simoniens sont en avance, ils ont une vision sociale et organique du groupe intellectuel, dès avant le Cénacle hugolien, dont le " créateur " est Sainte-Beuve, auteur d’un poème de Vie, Poésies et Pensées de Joseph Delorme qui porte ce titre, on l’a vu dans un précédent exposé. Après 1830, dans les pratiques ordinaires des Jeunes-France telles qu’on peut les saisir par exemple dans La Liberté, Journal des Arts (1832), il y a bien cette idée de " fraternité des artistes " et des arts, l’idée donc d’une communauté des artistes, mais la tendance religieuse, l’idée de religion, de pouvoir spirituel est en revanche réservée aux grands romantiques. L’idée que l’on pourrait être des " prophètes " ou des " pontifes ", les petits romantiques en ont fait leur deuil, ils laissent l’aspiration prophétique à Lamartine, à Hugo, et eux ont déjà une vision désenchantée, " criticiste " ou critique comme diraient les saint-simoniens, désillusionnée. Du coup, ils vont se faire accuser de cultiver un esprit de bande, de bande à part par rapport à l’esprit de communauté plus large que prônent les différentes tendances saint-simoniennes. Donc l’idée sera que les artistes, même lorsqu’ils se mettent ensemble, sont constamment des solitaires, des errants, des originaux, et le discours saint-simoniens central dit que l’art est toujours individualiste : le paradoxe est qu’ils voudraient récupérer les artistes, les mettre ensemble dans leur œcuménisme, mais que les artistes restent des êtres singuliers, ou que, lorsqu’ils s’agrègent, ils ne le font que pour différer, en quelque sorte.

Ph. Régnier : On ne peut que souscrire à cela. En relisant Pétrus Borel et les petits romantiques, on voit bien qu’ils n’ont pas de dogme commun, qu’ils ne prétendent pas en instituer un. Leur façon de vivre présuppose néanmoins des valeurs, qui sont des anti-valeurs, et ce qu’on observe par rapport à eux, chez les saint-simoniens, c’est la même chose que par rapport à ce que dit par exemple Théodore Jouffroy dans Comment les dogmes finissent (Le Globe, 1824), c’est qu’il y a cette espèce de coup de force intellectuel ou culturel qui consiste à passer de l’idée : il n’y a plus de religion, la religion se meurt, il n’y a plus de dogme, on va donc en faire un autre, à : il n’y a plus d’art, le véritable art est mort, on va en faire un autre. Aussi bien en politique qu’en art il y a ce que j’appelle quelquefois un gauchisme du saint-simonisme qui consiste à prendre les gens au mot et à faire plus et mieux, et en ce sens je retrouve l’idée de compétition et de concurrence qu’il y avait dans mon titre. Il est clair que, parmi les groupes qui prennent la position qui consiste à dire : on va faire mieux que tous les autres, on va réaliser ce qu’ils n’osent pas faire, en ce sens on a des " effets de champ ", avant que les champs ne soient constitués. Pour comprendre ce qu’il se passe avec eux, on aurait intérêt à les replonger dans ce contexte où existent des groupes bien identifiés. On a longtemps perdu de vue les Bousingots, avant que Bénichou ne fasse des articles sur eux.

J.-L. Diaz : Les Bousingots sont quand même une création de la " presse bourgeoise ", ils n’ont pas existé en tant que groupe : c’est une création due aux articles du Figaro.

Ph. Régnier : Et ensuite reprise et récupérée…

J.-L. Diaz : Reprise, oui. Les Jeunes-France en revanche ont davantage existé, y compris dans la presse, y compris dans la réception qu’en ont faite les saint-simoniens. Dans la Revue encyclopédique, il y a la recension d’un ouvrage de Borel, je pense que c’est les Rhapsodies (1832), et à cette occasion le rédacteur en profite pour faire un portrait des classes d’artistes juvéniles.

Il serait peut-être aussi intéressant de se demander s’il n’y a pas eu aussi rivalité et non plus connivence - connivence pour autant qu’ils occupent le même terrain, et qu’à la fois ils se chamaillent et s’apprécient, qu’ils se ressemblent. Peut-être faudrait-il essayer de voir comment les différents organes saint-simoniens ont regardé la littérature devenir " cénaculaire ", et si de leur part il y a eu prise de conscience de cela. J’ai relu un peu vite la prédication, enfin, l’opuscule de Barrault, Aux Artistes. Du passé et de l’avenir des Beaux-Arts…

Ph. Régnier :…c’est un morceau d’éloquence écrite…

J.-L. Diaz : …je n’ai pas retrouvé le moment où il évoque l’idée qu’il y a un groupe d’artistes, l’artiste est toujours pour lui l’artiste solitaire et singulier. En revanche sur la question de la sociabilité de l’artiste, on doit remarquer que le terme même de " sociabilité " se retrouve souvent chez les saint-simoniens, mais non pas au sens que nous lui donnons ici. Selon le sens ordinaire que ce mot, hérité du XVIIIe siècle, a à l’époque, la formule : la " sociabilité de l’artiste " ne met pas l’accent sur le fait qu’il vit habituellement en compagnie d’autres artistes mais sur le fait que les artistes sociables servent la société, qu’ils lui servent le lien social. Il faut se souvenir que les saint-simoniens pensent que la société moderne est une société désorganisée, individualiste, " critique " comme ils disent, sans lien, et qu’ils sont toujours en position de demander aux artistes d’instituer du lien social. Ils ont en face d’eux les artistes non pas seulement comme êtres singuliers capables ou non de s’agréger entre eux, ou encore de s’agréger à eux, mais comme pouvant ou non servir de lien, de ciment social : ce qu’ils demandent aux prêtres saint-simoniens, requis de faire preuve de " sympathie ", comme ils disent

On pourrait citer à cet égard des formulations de Barrault , qui parle en termes de " communauté ".

1. Communauté entre les artistes et le clan saint-simonien :

" Puisse donc dès aujourd’hui commencer entre les artistes et nous cette fraternité …"

Là, c’est la connivence, pas la rivalité, c’est l’appel constant en effet depuis le texte d’Olinde Rodrigues de 1825 (L’Artiste, le Savant et l’Industriel), l’appel pour que les artistes rejoignent la communauté saint-simonienne – constituée à l’origine d’ingénieurs, de polytechniciens et d’ " hommes spéciaux " – pour apporter un ciment social plus fort.

2. Mais communauté - " épistémique " - aussi, entre les disciplines :

" … cette fraternité que nous avons proclamée entre les arts et les sciences "

Nous avons là affaire à la fraternité encyclopédique à la Saint-Simon, au sens initial, relayée par une fraternité cette fois-ci sociale.

" Cent fois on a répété que nous ne savions voir en l’humanité que la science, l’industrie, que nous placions les arts que dans un rang secondaire. Non, au contraire, ils sont essentiels. " 

Dans le même esprit on peut aussi citer le texte d’Emile Souvestre, Des arts considérés comme une puissance gouvernementale (1832). Il y a là de la part de ce saint-simonien de la dissidence, dès 1831-1832, une insistance sur la capacité qu’ont les artistes d’être un nouveau pouvoir, à la fois spirituel et social, une force d’agrégation sociale. Peut-être faudrait-il avoir à l’esprit cela : le groupe littéraire qu’ils sont ou par rapport auquel ils existent, d’une part, et, d’autre part, l’idée constante qu’ils ont de favoriser ou non une nouvelle communion globale de la société dans cet espace individualiste. Aux yeux des saint-simoniens, le fait pour les artistes de se constituer en groupe peut être ressenti comme une manière de faire bande à part, de rompre le lien social général. Pour eux, tout Cénacle est une restriction, un manque à être symbolique, par rapport à la communauté sociale organique qu’ils idéalisent.

Cette dénonciation des tendances individualistes ou " scissionnistes " de l’art, on les retrouve constamment, et par exemple dans le très bel article qu’Hippolyte Fortoul –le futur ministre de l’Instruction publique de Napoléon III, donne à la Revue encyclopédique : " De l’art actuel " en 1833-1834, première formulation de la critique de " l’art pour l’art ". Là, Fortoul faisant la liste des textes de Sainte-Beuve, qui pourtant a été pour les saint-simoniens du Globe un compagnon de route occasionnel, le critique lui aussi pour avoir prôné le romantisme " intime ", un romantisme individualiste donc. Il y a Hugo d’un côté, qui, vu du point de vue de Fortoul, représente " l’école visible ", soit donc le romantisme plasticien, le romantisme purement ornemental, irresponsable en politique, non " engagé ", et de l’autre le " romantisme intime " à la Sainte-Beuve, qui finalement est un romantisme lui aussi pernicieux parce qu’individualiste. C’est constamment le thème de Fortoul que de critiquer ces deux romantismes, et de souhaiter de manière utopique une littérature plus " sociale ". Vu dans le regard des saint-simoniens, le romantisme ne se distingue donc pas tant par sa tendance aux cénacles que par son individualisme et son irresponsabilité sociale.

Hugo, chef de l’ " école visible "selon Fortoul, " n’est d’aucun parti, il ne tient pas à son siècle " (p. 132). Voilà l’accusation centrale

Sainte-Beuve, quant à lui, est d’abord félicité pour avoir " battu en brèche les anciennes formes au profit de la sociabilité contemporaine " (entendons, pour avoir rompu avec le Cénacle). Mais ce " Werther Jacobin " est lui-même ensuite accusé en ces termes : "  La poésie intime manque de sociabilité " (p. 151)

Quant à " Mme Dudevant ", elle est accusée de s’être " mise à blasphémer en prêchant une sociabilité nouvelle " (p. 145).

Autre remarque fort intéressante au passage sur la signification sociocritique des genres : Fortoul insiste sur l’individualisme redoublé, superlatif du roman, genre moderne par excellence : " Le roman est une chose plus indécise, plus fantasque, plus personnelle [que le genre théâtral]. Un roman ne compromet guère que la responsabilité de son auteur ; il tient moins à l’ensemble de la sociabilité ".

Conclusion de l’article : " Poètes, soyez fidèles aux traditions de l’esprit français. Il y a entre tous les génies qui ont illustré notre patrie une solidarité morale et politique qu’on a voulu interrompre étourdiment ". Demande donc de retour au mythe transtemporel de la République des Lettres pour combattre l’individualisme du " siècle " et ses ravages sur les " artistes ".

On le voit à ces quelques citations, c’est bien plus à l’individualisme de la littérature, à son absence de " sociabilité nationale " que les saint-simoniens s’en prennent qu’à l’esprit de coterie ou de cénacle qui y règnerait.

Ph. Régnier  : Autant le groupe saint-simonien se voit bien dans une situation de concurrence avec d’autres sectes qui prétendent à peu près aux mêmes objectifs, par exemple avec l’Eglise de France de l’abbé Chastel, ou même avec le début de l’école fouriériste, autant il ne reconnaît pas, au sens diplomatique du mot, les groupes littéraires constitués, en particulier celui de Hugo. C’est comme si le Cénacle n’existait pas. On sait bien qu’il existe puisque quand on a besoin de parler à Victor Hugo on s’adresse à Pierre Leroux, ou on passe par Sainte-Beuve, mais on ne le traite pas sur le même plan, on le déborde, et bien sûr ce thème de l’art social ou de la société par l ‘art sert à noyer les groupes d’artistes ou les groupes littéraires sous un discours très philanthropique, très généreux, appelant les artistes à être les prêtres de la nouvelle société. C’est curieux mais compréhensible, et c’est ce qui va empêcher longtemps le saint-simonisme d’être considéré comme un groupe littéraire, tant ils refusent de voir la chose et d’établir un rapprochement avec la concurrence. Peut-on dire alors que cette concurrence est ignorée ? Dans le cas de Hugo il est sûr que non ; dans le cas de Pétrus Borel c’est un peu plus douteux. La seule trace est un article de la Revue encyclopédique qui apparaît assez tardivement. Apparemment les relations existaient assez peu.

J.-L. Diaz : Disons qu’il y a une connivence dans le style même de convocation d’une communauté. On a lu ici, dans une séance précédente, la préface des Rhapsodies. La convocation que Petrus Borel y fait de ses compagnons de route serait à comparer avec la mise en scène sociale des " Apôtres " et des " Pères " auxquels se livrent, dans leurs publications collectives, les saint-simoniens.

N. Mozet  : C’est le terme de connivence qui fait problème, car du côté des groupes constitués, qu’il s’agisse de groupes comme le Cénacle ou des écrivains eux-mêmes, plus ou moins en groupe, il y a une réelle rivalité .

En même temps ce qui est passionnant c’est qu’ils sont dans un rapport d’amour/répulsion, schématiquement. Ils ne peuvent pas ne pas désirer la même chose dans une globalité, c'est-à-dire le débordement du politique sur le littéraire et du littéraire sur le politique, parce que c’est l’époque. Mais c’est en même temps dangereux et pour les uns et pour les autres. Pour le groupe saint-simonien c’est le risque d’être écrasé par le grand écrivain qu’est Hugo. Quant aux grands écrivains : j’ai un peu mieux étudié le cas de George Sand qui a beaucoup été tentée par, justement, le rôle de cette écriture prophétique qui va tout à fait dans le sens de son propre projet littéraire. Mais en même temps elle est obligée à certains moments de bloquer, parce qu’elle y perdrait sa crédibilité d’écrivain : là c’est une question de public, de persuasion, et c’est là qu’est le véritable pouvoir de l’écrivain, qu’il ne peut dissocier d’un pouvoir social – même dans le cas de quelqu'un comme Balzac qui a beaucoup pensé au pouvoir. Le modèle saint-simonien joue à plein, mais joue très souvent dans la dénégation : " nous ne sommes pas saint-simoniens ". C’est cette formule que l’on retrouve chez des écrivains aussi éloignés, et cela n’a d’ailleurs pas le même sens chez l’un et chez l’autre, que Sand et Balzac, qui en est à la fois plus près et plus loin. Donc : " non, nous ne sommes pas saint-simoniens, ce n’est pas vrai ", mais c’est un discours de dénégation, car c’est vrai en même temps. On ne peut pas, à cette époque, ne pas être un peu saint-simonien quelque part …

Ph. Régnier : C’est cela. Le paradoxe est qu’ils ne peuvent adopter les mêmes positions que les saint-simoniens qu’à la condition de dire explicitement qu’ils n’en sont pas. Ils ont tous ce comportement, que ce soit Sand, Michelet ou Hugo, pour ne nommer que les principaux concernés. Il y a vraiment un paradoxe : plus j’adopte l’idéologie et les schémas de pensée saint-simoniens, plus je dis que je ne le suis pas. Le Michelet de La Femme, celui de La Sorcière, celui qui reprend les thèses enfantiniennes, qui sont les plus difficiles à assumer, est en même temps celui qui dans ses préfaces s’affirme contre et les doctrinaires et les saint-simoniens. Mais dans sa pratique même, c’est ce qu’il fait, il fait du saint-simonisme, puisque cela se termine par une utopie du banquet et sur des positions qui sont exactement de cet ordre là. Mais il est obligé de les récupérer pour son propre compte. En ce qui concerne George Sand, j’ai été très surpris de trouver, même dans sa période Leroux, des propos qui sont en avance même sur Leroux, et qui retrouvent les propos du Globe de 1832, alors même qu’elle multiplie les déclarations critiques vis-à-vis d’Enfantin.

Ce paradoxe que vous soulignez est très curieux,

N. Mozet  : Je pense que c’est fondamental, parce que c’est là qu’on trouve quelque chose qui est de l’ordre, non pas de l’autonomie du champ littéraire à la Bourdieu, mais d’une spécificité de l’énonciation littéraire, qui tient à une pratique de communication.

Ph. Régnier : C’est un problème de métier, à la limite…

N. Mozet  : Oui, de métier.

Ph. Régnier : S’ils adoptaient explicitement les thèses auxquelles finalement ils se rallient, ils se suicideraient en tant qu’écrivains, et ils en sont bien conscients.

N. Mozet  : J’ai l’impression que c’était déjà la position de Stendhal. Mais c’est peut-être un cas limite.

Le cas de George Sand est intéressant parce qu’elle est allée très loin dans le sens d’un engagement politique, idéologique, affirmé.

Ph. Régnier : à mon sens, il y en a trois qui sont structurellement saint-simoniens : c’est Sand, Hugo et Michelet, mais qui le sont d’autant plus structurellement qu’ils refusent de le dire, ils le cachent, ils le mettent dans les notes, dans les correspondances, dans les archives.

N. Mozet : Il n’y a même pas de travail à partir du saint-simonisme, toutes les idées saint-simoniennes sont refiltrées, retravaillées, quelquefois refusées, mais c’est le point par rapport à quoi on se situe dans le domaine politique et idéologique : on ne peut pas à cette époque faire œuvre de pensée sans se situer par rapport au saint-simonisme.

Ph. Régnier : Cela oppose les écrivains, en tant qu’individus, en tant que professionnels, en tant qu’individus professionnels, au groupe saint-simonien, à l’Eglise même dans sa totalité, mais cela n’oppose pas réseau à réseau

N. Mozet : Non, pas réseau à réseau, mais quand même : et par exemple la réaction de Balzac à la publication de George Sand sur Les Compagnons du Tour de France, sa réaction qu’on a dans une lettre je crois à Mme Hanska, est tout à fait typique : elle se suicide littérairement, - cela n’est pas vrai mais a été ressenti comme ça : elle se livre pieds et mains liés, en quelque sorte, à une idéologie constituée qui la balaye en tant qu’écrivain. C’est comme ça que Balzac l’a ressenti.

F. Van Rossum-Guyon : C’est le cas aussi dans la réaction de la presse critique, massivement : ce terme même, " elle se suicide ", revient…

N. Mozet  : Oui, mais ce n’est pas vrai.

G. Rosa  : Il est important de lier les questions de sociabilité et de groupes aux fins de ces groupes ; or dans cet exposé, la mise en relation est faite, quant à la communauté des fins, entre les romantiques et les saint-simoniens.

Les saint-simoniens, tout en ayant toujours les mêmes fins, ont des formes de sociabilité complètement différentes, ils les expérimentent en raison des situations, et effectivement si on cherchait à comprendre les saint-simoniens directement à partir de leurs formes de sociabilité, on serait bien obligé de dire qu’il n’y a pas de groupe saint-simonien : il y a eu d’abord ceci, puis cela, et de manière purement fortuite c’étaient les mêmes gens et ils pensaient les mêmes choses. Si on les examinait du point de vue de leurs sociabilités, on aurait l’impression qu’ils sont totalement différents, et que leur communauté idéologique est seulement fortuite. Cela prouve qu’il faut réordonner les questions de sociabilité par rapport aux fins et le cas échéant aussi par rapport aux circonstances.

Ph. Régnier : Par ailleurs ce que tu disais m’a fait penser à une résurgence moderne du saint-simonisme, en tout cas du point de vue de la sociabilité, c’est quelque chose dont on parlait beaucoup il y a quelques années, quand Mounier en était directeur, c’était l’école d’Uriage. Je pense que c’est la dernière école saint-simonienne. C’est un groupe de juristes, d’administrateurs très jeunes, d’élèves de l’E.N.A., de choses de ce genre, sous l’Occupation, dans une institution plus ou moins officielle, à Uriage : ils ont beaucoup réfléchi ensemble sur de nombreux sujets, et j’ai l’impression que c’est le dernier groupe saint-simonien qui ait historiquement existé

N. Mozet  : Ils étaient surtout catholiques avant d’être saint-simoniens…

Ph. Régnier : Ils étaient religieux comme les saint-simoniens sont religieux.

G. Rosa  : Effectivement on peut dire qu’il y a des constitutions en tout cas du côté de ces penseurs sociaux – parce que les saint-simoniens ne sont pas les seuls, c’est l’époque - , il y a constitution de groupes de la sorte lorsque les penseurs sociaux, en raison de ce qu’ils disent et de ce qu’ils pensent, ne sont plus en prise directe avec la société, et lorsque leurs activités ou leurs réunions ne peuvent plus passer par les formes de sociabilité ordinaires. Alors effectivement de ce point de vue là, le rapport est étroit entre le groupe saint-simonien et les groupes romantiques qui d’ailleurs se dissolvent à peu près au même moment, pas seulement pour des raisons de circonstances politiques, mais peut-être également en raison du fait que leur pensée a largement pénétré la société et que leur isolement en groupe à partir de ce moment-là n’est plus nécessaire, ou en tout cas n’a plus la même nécessité qu’auparavant. C’est l’idée qu’on pourrait te proposer

Ph. Régnier : Pour les classer, ce n’est pas celle que j’accepterais ...

G. Rosa : […] pour l’éclatement de Ménilmontant. L’idée de secte est un peu gênante, parce que c’est une forme de sociabilité tellement marquée et tellement forte qu’effectivement une fois qu’on a dit ce mot de secte on ne se préoccupe plus de savoir ce qu’elle rencontre.

Ph. Régnier : Oui, c’est pour cela que j’évite la plupart du temps de l’utiliser, mais il n’empêche que l’idée de secte est opérationnelle si on l’entend au sens protestant et au sens de l’histoire des religions telle qu’on la pratique au XIXe, en particulier lorsqu’on va regarder ce qu’en disent les collaborateurs de L’Encyclopédie nouvelle : les Jean Reynaud les Leroux et les autres lorsqu’ils parlent par exemple des Hussites, et que ça se retrouve dans ce que George Sand raconte dans Consuelo.

Evidemment, c’est toujours le même problème avec le XIXe : on croit qu’on utilise les mêmes mots avec le même sens et les mots ont des sens complètement différents. Celui de secte en particulier. Pour les gens de l’époque, quand ils utilisent le mot secte, ils n’ont pas la secte Moon en tête, mais les phénomènes d’éclatement du catholicisme au XVIe siècle, qu’ils lisent à la fois positivement et négativement.

Je disais tout à l’heure à Guy que je ne cèderais pas sur l’explication de la dissolution aussi bien des groupes romantiques que du groupe saint-simonien, selon laquelle ils se seraient dissous parce que ces idées auraient pénétré la société. Mon impression est que c’est peut-être au contraire parce qu ils se sont rendu compte, à partir de 1832-1833, qu’ils n’avaient aucune chance de voir la société se recomposer selon le modèle qu’ils proposaient, qu’ils ont renoncé à ce moment-là. Ce serait donc exactement le contraire, de la même manière finalement qu’on a vu les groupes maoïstes et autres dans les années 70 renoncer à changer totalement la société, renoncer à l’idée même de révolution. Cela paraît correspondre à un renoncement à l’idée d’une rupture brutale avec l’ordre de choses établi.

G. Rosa : La différence évidemment entre ces groupes de penseurs sociaux ou politico-sociaux comme les saint-simoniens et les écrivains, est que les écrivains, en tout cas les écrivains romantiques, sont presque naturellement en position d’exil. Si le groupe est un groupe d’exilés, que ce soit de l’intérieur ou de l’extérieur, les écrivains romantiques sont, par nature et par destination, exilés, indépendamment même du contenu qu’on fait porter à ce lien. D’où une tendance à se réunir ainsi. Cela dit, on conçoit mal ce que peut être une sociabilité prophétique.

Ph. Régnier : De fait, c’est assez difficile à penser. Mais il faut essayer de la penser quand même, et de manière générale on est bien obligé de penser que la sociabilité prophétique, romantique ou saint-simonienne, doit se couler dans le moule des sociabilités mondaines, parce qu’il n’y en a pas des milliers d’inventables. On s’est servi de modèles existants : de certains modèles religieux, mais également de celui de la société secrète, il y a aussi celui de la franc-maçonnerie, on ne sait pas dans quelle mesure ça joue au niveau des saint-simoniens …

G. Rosa : Ni non plus pour les romantiques...

J’ai un dernier mot à dire qui est la description de la sociabilité prophétique par Hugo dans le célèbre chapitre " Les Mines et les mineurs ", qui nomme Saint-Simon : " un monde dans les limbes à l’état de fœtus, quelle silhouette inouïe... "

En tout cas ce qui est sûr c’est que dans " Les Mines ", Hugo efface volontairement la distinction entre les écrivains, les réformateurs sociaux et les penseurs religieux.

Ph. Régnier : Tu vois, la déformation à laquelle se livre Hugo et qui est très pernicieuse de sa part, et même chez les autres, est qu’il rend d’autant plus hommage aux prophètes - Saint-Simon, Owen, Fourier - qu’il nie les Eglises constituées autour des prophètes, et donc plus il parle de Saint-Simon et moins il parle des saint-simoniens, parce que ça fait concurrence. Autant il accepte de se situer sur le même plan parmi les " phares " de l’humanité, autant dès qu’il est question de mise en œuvre de la prophétie ça ne marche plus. Et donc, dès qu’il y a sociabilisation de l’idée utopique, cela pose problème à l’écrivain.

G. Rosa : Ce n’est pas sûr, parce que tout en bas des mines, au dernier étage, c’est les bandits, et eux sont bien des groupes. Donc je ne sais pas, quant aux noms qu’il donne - puisqu’il y a Descartes, Voltaire, Condorcet, Robespierre, Marat, Baboeuf, avec en plus les bandits en bas - : ce sont des noms de personnes mais ce sont des noms de groupes aussi, ce sont des noms collectifs. C’est une personne qui sert de nom à une collectivité de penseurs. Rousseau n’est pas nommé, ni Diderot, il n’y a que Voltaire, mais je pense que les philosophes des Lumières sont désignés par Voltaire.

Ph. Régnier : Et, tu ne l’as pas dit, Guy : que penses-tu du collectif qui fonctionne autour de Hugo à Guernesey ? Je trouve ça curieux tout de même, cet atelier d’écriture, cette famille tout entière mobilisée autour du grand homme, cette espèce de clan…

G. Rosa : Je ne crois pas qu’il y ait de travaux sur les proscrits de Jersey et Guernesey, c’est assez tumultueux, et puis il y aussi des relations étroites avec les gens de Londres. Mais c’est vrai qu’il y a une communauté de proscrits locale, et liée à d’autres communautés de proscrits. C’est tout à fait vrai qu’il y ait un groupe, il l’écrit comme ça au début de l’exil, c’est : Nous formerons une citadelle d’écrivains et de penseurs, ou d’écrivains et de poètes, d’où nous bombarderons Bonaparte. Là c’est le modèle militaire du collectif, peu importe : c’est quand même un collectif, et il pense initialement son rôle dans ce collectif.

F. van Rossum-Guyon : Ce qui est intéressant c’est la forme qu’il prend, c’est l’intégration de la famille…

N. Mozet : J’aurais une question, précisément, à poser, à propos de la famille, parce qu’il me semble que c’est quand même le point aveugle de toutes nos discussions. On le considère comme évident, parce que cela fait partie de notre façon d’exister et de notre propre rapport, de manière très générale, du rapport que nous avons en gros à l ‘identité, mais il me semble que cela se cherchait justement au début du XIXe siècle, dans ces groupes qui sont précisément des conglomérats où on trouve la famille, mais aussi beaucoup d’autres choses, avec des tentatives pour créer des liens nouveaux qui fonctionnent soit sur le modèle de l’amitié, de la franc-maçonnerie, de l’armée aussi peut-être, de l’Église surtout, du clan, enfin. J’essayais de travailler sur la notion de filiation intellectuelle, est-ce que ce n’est pas la recherche de créer quelque chose qui remplacerait la filiation familiale ?

Ph. Régnier : C’est en effet une question très importante et très radicale, et je pense que le livre de Michèle Riot-Sarcey, le dernier, sur Le Réel de l’utopie peut aider à réfléchir à ce sujet parce qu’elle montre très bien que l’époque est préoccupée d’une part par la volonté de recréer une doctrine, un dogme - c’est vrai chez les républicains, c’est vrai chez les saint-simoniens, c’est vrai chez tous ces idéologues - pour remettre la société au pas, et d’autre part tout le monde s’accorde sur ce pilier de la société qu’est la famille. La nuance que j’introduirais par rapport à l’analyse que fait M. Riot-Sarcey est qu’à la fois les saint-simoniens reconstituent la famille et exaltent la famille et le modèle famille, mais ils le font en déplaçant, en déformant le modèle familial, et en le socialisant, en somme : on n’est ni le fils de son père, de sa mère, mais on est le fils d’Enfantin, …

N. Mozet : Ce n’est pas du tout pareil

Ph. Régnier : Cela change tout, je suis bien d’accord, mais il reste un modèle familialiste

G.Rosa : Et ils font un peu de communauté des femmes, comme les romantiques faisaient un peu de communauté des femmes

J.-L. Diaz : Reste, au-delà de ces " fantaisies " que l’on peut imaginer, que c’est une famille, avec l’ordre, avec une hiérarchie, avec un père au-dessus. En revanche je pense que les groupes romantiques les plus juvéniles, - y compris même quand Hugo en parle parce que Hugo joue très vite le papa : " ces classes intelligentes et humaines que l’on appelle familièrement du nom d’artistes "(Littérature et philosophies mêlées) : il les prend un peu de haut, mais en même temps il se sent eux quand même. Mais les Jeunes-France - et si on les appelle les Jeunes-France c’est qu’ils exhibent ce caractère juvénile et donc défamiliarisé : ce sont des fils en révolte, des fils en rupture, - eux aspirent à constituer une communauté de frères, c’est le mot qui revient souvent ; et dans quand dans la préface des Rhapsodies Pétrus Borel fait l’appel des " camarades ", renversant ainsi le mot de Latouche, initialement dépréciatif et sarcastique, et le brandissant comme une bannière, ces camarades sont bien des frères. Il y a donc là quelque chose de différent : une communauté de frères, versus une communauté familiale de substitution, avec un père.

G. Rosa / J.-L. Diaz : Il n’y a pas de frères s’il n’y a pas de père - mais ce n’est quand même pas se placer au même niveau.

Ph. Régnier : En réalité Enfantin est à la fois un père et un frère. Il est un père en ce sens que - vous avez vu la barbe, vous avez vu le culte de la personnalité qui est développé autour de lui. Mais en même temps il est un frère parce que dans la fameuse communauté il a participé avec ses égaux au meurtre de Bazard qui était le vrai père, le père autoritaire, celui qui exerçait sur la bande une autorité despotique, et celui qui exploitait la mère, Mme Bazard, Claire, dont tous les jeunes apôtres rêvaient - parce qu’elle était charmante, et qu’en même temps elle était la mère. Donc il y a cette ambiguïté chez Enfantin, qu’il est à la fois le père, et qu’à partir du moment où il a tué symboliquement - et physiquement aussi, il faut bien le dire - Bazard, il considère que son autorité est illégitime parce que la mère n’est pas là : il ne peut épouser Claire Bazard, la femme-Messie n’est pas là, et donc tout ce qu’il dit est suspendu à l’apparition de la femme. Donc il est un père incomplet, virtuel, provisoire, mais à certains moments il fait comprendre qu’il n’est pas celui que les autres croient. Alors cela a une conséquence importante c’est que, puisqu’il n’aspire pas à cette autorité complète de Père, il peut penser les réseaux dissidents comme pas si illégitimes que ça. Donc il se réjouit que Pierre Leroux, Jean Reynaud aillent à l’Encyclopédie nouvelle, pour développer une version républicaine du saint-simonisme, que Buchez et les siens en développent une autre de leur côté, que Jules Lechevalier aille essaimer chez les fouriéristes, parce que, dit-il, les dissidents - c’est le terme qu’il emploie - contribuent à répandre la parole saint-simonienne. Ce père qui n'en est pas un peut tolérer que les enfants aient pris leur vol, leur autonomie.

F. van Rossum-Guyon : Je voudrais poser une question tout à fait concrète - c'est un domaine que je connais très mal. Cette fameuse expérience de Ménilmontant, donc au départ une sorte de couvent où il n'y a que des hommes, pas de domestiques, pas de femmes, pour que justement les femmes - si je comprends bien - ne soient pas exploitées par le travail domestique, mais également sexuellement. Donc comment font-ils pour faire des enfants et recréer toutes ces familles?

N. Mozet  : … ça n'a pas duré longtemps…

F. van Rossum-Guyon : … et y compris la première, Mme Bazard, je ne comprends pas très bien… Vivait-elle en dehors de la communauté?…

Ph. Régnier : En fait, c'est une petite histoire qui était assez connue à l'époque. Enfantin a essayé de lui faire dire qu'elle voulait être la mère à ses côtés. Il a utilisé pour cela une confession d'adultère, ce qu'elle a été obligé d'avouer, et ce qui donc déligitimait le pouvoir de Bazard. Cela c'était avant l'expérience de Ménilmontant. A partir de ce moment elle est entrée dans le silence et a refusé d'aller plus loin dans le meurtre de Bazard. Enfantin s'est trouvé devant cette difficulté que les femmes ne voulaient pas dire qu'elles avaient droit au plaisir, à la variété. Cela représentait un gros problème, parce qu'il était persuadé qu'elles avaient énormément à dire sur ce plan-là, mais qu'elles ne le diraient pas si spontanément que ça. D'où cette communauté d'hommes et ce couvent : on va pendant un certain temps faire l'expérience d'une séparation, et pendant ce temps-là, nos femmes - y compris nos femmes légales, selon la loi - vont pouvoir dire ce qu'elles ont à dire, librement. Donc c'est un célibat provisoire : les hommes sont à Ménilmontant, et les femmes s'organisent, elles font comme elles peuvent, autour .

F. van Rossum-Guyon : … Donc pas en communauté… ce n'est pas comme Uriage…

Ph. Régnier : …Non, les femmes saint-simoniennes n'ont jamais fait de communauté, en revanche elles se sont organisées, mais un peu plus tard…

F. van Rossum-Guyon : Oui, je vois, c'est plus clair

 

J.-L. Diaz (à Ph. Régnier) : On pourrait revenir à une position qui est originale, et qui consiste à dire, c'est ce qui était soulevé tout à l'heure, qu'il y a eu finalement communauté médiologique, c'est le mot que tu as employé, et quand tu disais médiologique tu as traduit organes de presse et libraire, et tu as pris l'exemple de la collaboration de certains saint-simoniens à L'Artiste. Oui, et c'est vraiment la marque d'une grande ouverture de la rédaction de L'Artiste qui s'ouvre à des gens qui viennent de tous côtés, saint-simoniens, Jeunes-France, néo-catholiques, fouriéristes, carlistes (Théodore Muret), etc. En revanche, il me semble qu'il y a des libraires proprement à saint-simoniens… que les formes aussi de diffusion de leur presse sont différentes : souvent c'est la gratuité, ou l'abonnement, mais l'abonnement un peu symbolique. Médiologiquement donc, il y a des traits communs mais il y a aussi des traits différentiels. Le Globe initialement doctrinaire, passant saint-simonien, et devenant peu à peu gratuit, diffusé généreusement à tout le monde, là on sent bien que médiologiquement c'est différent plus que connivent.

On peut dire également qu'il y a des écarts sur le plan formel. Il ne faut pas attendre la préface de Mademoiselle de Maupin pour savoir l'image qu'on se fait des saint-simoniens quand ils écrivent, quand ils participent au geste d'écriture - et tu dis en effet : que faire quand on est pas un homme politique? Être artiste ! Écrire ! Mais la forme ordinaire qu'ils emploient est quand même celle de la " prédication " au sens élargi, du discours idéologique, et l'impression qu'on a, le front de résistance qu'on pourra leur opposer, c’est qu'ils sont des prédicateurs et non des artistes. Alors que le mot " artiste ", ils ont essayé de l'utiliser, ; de le vampiriser presque, pour autant qu'ils le redéfinissaient - le mot vaut pour leurs prêtres à eux, et en même temps c'est un mot-valise, un mot assez confus sous leur plume. Il me semble qu'il y aurait là à préciser des choses, à la fois sur le plan médiologique et sur le plan formel. Et d’autre part à voir comment leur prétention à être eux-mêmes des " artistes ", à beaucoup d’égards, confirme la thèse de Ph. Régnier : concurrence dans les pratiques, dans les usages sociables mais aussi dans les imaginaires (sociaux) ? c’est sur le même terrain fantasmatique que se meuvent les groupes littéraires et les groupes utopistes. La connivence est d’abord dans les valeurs et les représentations.

Ph. Régnier : Certainement…Quand j'ai parlé de communauté médiologique c'est pour parler d'un moment du saint-simonisme où, même si eux-mêmes ne s'en rendent pas complètement compte, ils sont tous organisés pour et par la production de textes. Incroyablement. Tout l'argent, toute l'énergie y passent. Journaux, brochures, tout passe par là. Pour des producteurs d'industrie, c'est tout de même étonnant.

G.Rosa  : Et ça c'est très différent des entreprises fouriéristes

Ph. Régnier : Oui, complètement. Le moment de Ménilmontant est sensiblement différent, c'est pour cela que je l'ai traité à part. Parce que là, ils ne sont plus seulement prédicateurs, mais c'est là qu'ils font l'effort d'être le plus ouverts. Le " Livre nouveau ", c'est complètement inachevé : ce sont des orientations, des ébauches, mais ils se gardent bien de fixer un dogme rigide. Et c'est là qu'ils sont le plus littéraires au sens actuel du mot : il y a des poèmes, de la prose poétique ; et c'est le moment où, je trouve, l'identification avec les groupes romantique est la plus forte. En revanche à l'époque après où il n'y a plus en France de groupes constitués saint-simoniens, c'est après qu'on les retrouve dans différents journaux, et c'est là que la différentiation dont tu parlais s'opère, parce que, tout simplement, puisque il n'y a plus de famille ou de parti; on peut collaborer à titre individuel à tel ou tel journal, on n'est plus identifié comme saint-simonien, même si on continue à dire des choses saint-simoniennes. Donc à partir de ce moment-là on peut lire du saint-simonisme sur tout l'éventail de la presse, aussi bien dans la presse républicaine, que dans la presse artiste, que dans la presse catholique même : on les retrouve absolument partout.

J.-L. Diaz : Il y a Fortoul, là… par exemple

Ph. Régnier : Fortoul fournit un type intéressant : il commence avec Pierre Leroux, donc la Revue encyclopédique, et il finit ministre de l'Instruction publique de l'Empire autoritaire.

J.-L. Diaz : et ministre respecté ! Cela pose question…

Ph. Régnier : Si précisément, dans le cadre de l'intervention, on suit le destin d'un individu comme Fortoul, on retrouve à chaque moment les amitiés, les collaborations saint-simoniennes mais c'est tout de même une trajectoire très individuelle.

J.-L. Diaz : Et Barrault, devenant romancier…

Ph. Régnier : Oui, il y a de ces choses…

J.-L. Diaz : Mais il y en a quand même qui restent prédicateurs, prêcheurs… Donc il y a quand même là une division qui s'instaure, entre ceux qui s'en sortent par rapport à la modalité formelle ordinaire qui est celle de la prédication, et quelques autres, quelques exceptions… En tout cas, il me semble que vue de l'extérieur, vue de la littérature, de l'espace littéraire ordinaire, la limite des saint-simoniens c'est qu'ils fonctionnent au discours, ils ne sont pas dans la métaphore, ils ne sont pas dans la création, dans l'invention, ils sont dans le discours normé, reproductible en quelque sorte

Ph. Régnier : C'est la grande différence par rapport aux fouriéristes qui eux sont reçus comme beaucoup plus créateurs et en ce sens plus abordables, plus assimilables.

J.-L. Diaz : Ils respectent l'individualisme, au contraire, ils le prônent…

Revenons sur les costumes, sur ce paradoxe aguichant : il y a un parallèle possible entre les deux costumes. Encore faut-il distinguer d'un côté un costume original, excentrique, qui dans un cas est institué comme uniforme - c'est les saint-simoniens -, dans l'autre cas, celui des Jeunes-France, un costume qui tend certes à l'uniformité mais à force de vouloir être original. C'est parce qu'ils veulent se différencier que tous finissent par se ressembler, finalement, et ces différences exhibées par le costume reviennent à être une sorte d'uniforme.

Ph. Régnier : C'est toujours le même refus de l'habit noir –

J.-L. Diaz : Oui, bien sûr, c'est ce geste –

Ph. Régnier : Et les uns le refusent de manière anarchique et critique, en adoptant des habits colorés, - médiévaux, Renaissance, etc. Et les seuls à faire le coup de force consistant à passer de cet habit coloré à un autre modèle d'uniforme ce sont eux. De la même manière que de l'idée : on n'a plus de religion, il nous faut une religion, ils passent à l'idée : voilà une religion. C'est partout le même schéma.

N. Mozet  : C'est le passage à l'acte.

G. Rosa  : C'est quand même une toute petite période dans le saint-simonisme, c'est comme le Cénacle par rapport au romantisme.

Ph. Régnier : Oui, mais cela joue comme référence

N. Mozet  : J'ai l'impression que les réalisations dans l'ordre économique sont un peu du même ordre… C'est ce que je voulais dire dans le terme de passage à l'acte.

 

Ph. Régnier : Pour revenir un peu en arrière, la "famille" est un terme qui permet de comprendre des choses, mais la ressemblance avec la franc-maçonnerie en est un autre. L'organisation saint-simonienne part tout de même, il faut le redire, de la Charbonnerie. Dans Le Producteur, on retrouve Bazard et Buchez, qui sont deux hommes importants de la Charbonnerie, et par la suite d'autres, Gustave d’Eichthal notamment, adhèrent à la maçonnerie.

Et quand on regarde bien les images et costumes, il y a des postures, des couleurs et des formes sans équivoque de ce point de vue. Et il est vrai que la sociabilité saint-simonienne après la dispersion de la famille fonctionne sur le mode maçonnique : malgré les contradictions, les oppositions idéologiques, on appartient au même réseau et on s'entraide. Ca c'est un lien social fort et spécifiquement saint-simonien après la dissolution officielle du " parti ".

F. van Rossum-Guyon : .une solidarité

Ph. Régnier : Oui, et ce qui reste pour une vie.

Il y a une chose dont j'aurais voulu parler mais qui n'est pas évidente, c'est le rapport entre La Ruche populaire, cette tentative poétique ouvrière, et le monde littéraire. Là, c'est à la fois très critique vis-à-vis du saint-simonisme des dirigeants, et dans un rapport très difficile et très conflictuel avec le monde littéraire lui-même.

C'est curieux, parce que c'est une initiative qui revient à un chansonnier et à un groupe d'ouvriers saint-simoniens désespérés par l'abandon du Père : Enfantin ne répond plus à leurs demandes, les saint-simoniens bourgeois ne fournissent plus l'organisation, et les enfants ouvriers sont laissés à eux-mêmes. Et en l'absence du père, les enfants ouvriers veulent continuer à exister littérairement. Pour cela, ils demandent des contributions et des parrainages à des écrivains en renom - notamment à George Sand. Ils essaient pendant une dizaine d'années d'imposer une pratique littéraire ouvrière, avec une dimension de classe, lutte de classe, très forte : la littérature n'appartient pas qu'aux bourgeois mais les ouvriers peuvent avoir leur propre littérature, peuvent écrire - des vers - peuvent constituer une société littéraire, même. Et les poèmes, on les discute, ou on les accepte, en comité de rédaction, on les fait circuler entre soi. C'est un phénomène de classe brut, massif extrêmement frappant.

F. van Rossum-Guyon : Ce sont les mêmes poètes ouvriers qui ont frappé Sand et l'ont fascinée ?

Ph. Régnier : Oui…

J.-L. Diaz : Mais initialement les saint-simoniens n'ont pas joué ce jeu de chercher des poètes à leur façon, qui coïncident avec leurs utopies sociales et soient issus de la classe ouvrière. Initialement le dialogue c'est avec les grands écrivains qu’ils essaient de l’instituer : comme ils dialoguent avec Ballanche, ils voudraient dialoguer avec Hugo et Lamartine. Il me semble que - La Ruche c'est vers 1840, je crois

Ph. Régnier : oui, enfin, un peu avant

J.-L. Diaz : Un peu avant … en tout cas l'effervescence des poètes ouvriers c'est ces dates-là.

Il me semble qu'il y a là un deuxième temps : il faut qu'il y ait désillusion du geste initial qui consistait à dialoguer en direct avec les grands hommes et avec les grands artistes. Et aller chercher ensuite à s'allier avec une poésie populaire, il me semble que c'est là l'acceptation d'un échec

Ph. Régnier : Mais ce n'est pas la même chose. Une chose est la tentative des saint-simoniens pour dialoguer avec les grands écrivains de la même classe sociale - Gustave d'Eichthal et Enfantin ne sont pas du tout des prolétaires : c'est la très haute bourgeoisie. Chez les ouvriers ce n'est pas du tout pareil. Il leur arrive de demander des parrainages mais ils sont capables d'être très durs avec Victor Hugo ou avec Lamartine et de leur envoyer des vérités cinglantes. Ils ont vraiment cette volonté de se constituer en société littéraire ouvrière.

Ils se sont disputés avec Victor Hugo, considérant que tel discours à l'Académie sur Les Misérables était méprisant pour les ouvriers.

N. Mozet  : Est-ce qu'il y a des liens structurels avec toutes les opérations d'apprentissage de la lecture entre ouvriers, et que l'on voit par exemple dans les Souvenirs de Nadaud. Est-ce qu'il y a des liens ou est-ce que c'est séparé ?

Ph. Régnier : Il y a des liens, qui sont les plus manifestes dans les séances de lecture publique organisées sous la IIe République. C'est là que cela se retrouve de la manière la plus instituée.

J.-Fr. Billoudet : Dans le rapport avec le monde littéraire il y a quand même eu une réaction assez forte, semble-t-il, du monde littéraire, dans les années 34, une véritable campagne anti-Ménilmontant, donc il y avait un fossé qui était marqué.

Ph. Régnier : Oui. Pour dire les choses clairement, l'appel de Barrault aux artistes non seulement n'a pas rallié les artistes mais les a braqués contre le saint-simonisme, à telle enseigne qu'il a été obligé de faire des rectifications, d'essayer de corriger le tir, mais cela n'a pas marché. Et à partir de ce moment-là, on se pose en s'opposant, mais le rapport est très fort, et fonctionne comme ça.

J.-Fr. Billoudet : Est-ce que l'on peut considérer qu'à partir d'un moment le saint-simonisme est ce par rapport à quoi on se définit ?

Ph. Régnier : Oui, c'est l'idéologie de référence, c'est vrai pour Sand, c'est vrai pour Hugo et Michelet en particulier.

J.-L. Diaz : Le saint-simonisme au sens large, alors…

Ph. Régnier : Oui, au sens large, au sens projet

J.-L. Diaz : le saint-simonisme au sens large, en faisant une même nébuleuse de toutes les dissidences.

Ph. Régnier : Oui, mais il faut bien reconnaître que ceux par rapport auxquels on se définit le plus c'est les enfantiniens, parce que ce sont ceux qui sont allés le plus loin. Mais les plus rigides, ceux qui en principe devraient être les plus imperméables aux idées artistes, ce devrait être en principe les buchéziens. Ils sont invivables pour les artistes : ils ont des positions d'un dogmatisme inacceptable. En revanche du côté de Pierre Leroux on a une théorie beaucoup plus intelligente dans la démarche par rapport aux artistes, et alors c'est très utile parce qu'on peut se rapprocher de Pierre Leroux qui affiche son dissentiment par rapport à Enfantin, et tout en se rapprochant de Pierre Leroux on peut récupérer un certain nombre d'idées que Leroux lui-même a récupérées auprès d'Enfantin, jusqu'au féminisme d'Enfantin - que Leroux n'accepte pas pourtant. C'est le cas chez Sand, chez qui j'ai trouvé des déclarations quasiment femme-Messie, en particulier dans Consuelo, qui ne sont pas du tout de Leroux, qui sont inacceptables par Leroux.

N. Mozet  : Ce sont des promiscuités, par rapport à quoi elle est obligée de se situer dans le refus.

Ph. Régnier : C'est étonnant, parce que cela ne lui a jamais été proposé comme ça mais en même temps c'est comme cela qu'elle l'a compris

 

 

 

 

 

 

J.-L. Diaz : Sur l'occupation de mêmes bases médiologiques et pourtant avec des divergences, un excellent exemple c'est bien sûr le Feuilleton des journaux politiques, qui a été étudié par R. Chollet, qui s'est posé la question de l'attribution de tel ou tel article, évoquant Balzac parmi les auteurs possibles. Dans un périodique qui est censé faire des recensions au kilomètre, assez vite, au début des années 1830, c'est passionnant parce qu'on a là toute la logomachie saint-simonienne. On entend très bien les couplets saint-simoniens. Il en passe un petit peu quelques-uns chez Balzac lui-même parce que Balzac gobe tout, et du coup parfois on doute, en particulier face à la préface du journal en question, qui selon Chollet, est à coup sûr du Balzac.

Mais donc dès le début de l’année 1830 on a là véritablement, reconnaissables, isolables, les laïus, les couplets saint-simoniens, d'une part, et d'autre part l'activité critique de Balzac qui est tout à fait différente, même si de temps en temps il y a quelques connivences de fait, mais qui est irrespectueuse par rapport à tous les discours tout faits- c'est ça qui est admirable de la part de Balzac : y compris le discours romantique : il tape à bras raccourcis sur Hernani parce que c'est du théâtre mélodrame, fondé sur une psychologie de bazar… Donc il y a ces deux aspects : Balzac comme esprit libre, et à côté de cela il a des discours assez monochromes.

Ph. Régnier : C'est le même terrain, en effet, c'est le même terrain. Il n'empêche qu'il s'associe pour travailler dans le même journal. Il y a d'ailleurs un autre personnage dont on ne parle jamais à propos de Balzac et qui était un saint-simonien avéré, c'est Félix Davin, de Dunkerque, que Balzac chargera d’écrire en 1834, les Introductions aux Études philosophiques et aux Études de mœurs. On ne sait pas grand’chose sur lui - il est mort jeune…

Je crois en tout cas qu'on n'a pas épuisé le sujet Balzac et le saint-simonisme

J.-L. Diaz : D'autant plus que le Cénacle des Illusions perdues, c'est celui de Buchez à l’origine, ce n'est pas du tout celui de Hugo.

Ph. Régnier : Et moi j'ai énormément de soupçons sur un texte intitulé Le Napoléon du peuple, et porté sur cette hypothèse d'un Napoléon qui aurait mis en œuvre un programme de réformes économiques, industrielles et sociales. Or dans Le Médecin de campagne, on retrouve l'idée des tracts. Mais je n'ai pas d'autre chose qui, entre 1831-32 et Le Médecin de campagne corresponde, je n'ai pas d'autres éléments contextuels qui puissent corroborer cette hypothèse.

J.-L. Diaz : Est-ce que tu as travaillé, ou est-ce que tu t'es posé la question de savoir s'il y avait collusion ou lien entre l'épisode Barbès Rochechouart – le camp des Tartares de Pétrus Borel, évoqué par Gautier - et l’affaire Ménilmontant ? Je ne sais plus les dates exactes…

Ph. Régnier : c'est avril 1832

J.-L. Diaz : Cela coïncide au niveau des dates, donc. Est-ce que tu t'es posé la question de savoir qui, de Pétrus Borel ou des saint-simoniens, a commencé cette expérience de communauté banlieusarde ?

Ph. Régnier : J'ai lu les travaux de Steinmetz, j'ai relu Borel, mais il est impossible de savoir qui a commencé. Tout ce que je sais c'est que les saint-simoniens ne se mettaient pas nus dans leur jardin.

J.-L. Diaz : Ce qui se dit des Tartares…

Ils ont l'habit, disons…

Ph. Régnier : Oui, ils avaient l'habit. Il y a eu plusieurs habits : l'habit clérical, l'habit bleu, que portait Sainte-Beuve au début, puis des habits plus fantaisistes : il y a eu un costume des artistes, un costume de la mission d'Orient, il y a eu plusieurs costumes, ça s'est diversifié.

G. Rosa  a soulevé la question des dates

Ph. Régnier : En avril 1832, Le Globe ferme et ils se retirent à Ménilmontant. Ensuite, ils se sont dispersés… C'est bien difficile à dire parce que c'est pratiquement à la veille du procès d'Enfantin, c'est-à-dire en décembre 1832. A ce moment-là ils ne peuvent plus avoir d'existence légale : Enfantin va immédiatement en prison, et donc ils se déplacent à Lyon. Mais les gens comprennent à la fois qu'il y a dispersion-dissolution, mais aussi des tentatives pour revivre. Et le départ en Égypte est une tentative pour refonder un foyer. Donc, réellement, c'est une extinction progressive et c'est seulement en 1835-1836 qu'il ne peut plus y avoir de doute, que c'est mort et bien mort.

F. van Rossum-Guyon : On peut se procurer cet ouvrage sur l'expérience d'Égypte ?

Ph. Régnier : Oui, et c'est un mode de diffusion très saint-simonien : à la Bibliothèque de l'Arsenal, c'est artisanal, grâce à un mécène égyptien qui a fait faire le livre et a fait don du stock

Ph. Régnier : Une des conséquences que j'aimerais pouvoir tirer de tout cela en histoire de la littérature, ce serait l'intégration de ce qui concerne les saint-simoniens et les fouriéristes dans ce qu'on appelle les marginalités littéraires. Je n'ai pas osé faire ça avec Alain Vaillant dans l'histoire de la littérature parue chez Nathan, et avec une certaine prudence, cela s'est trouvé placé dans les chapitres qui concernent l'histoire des sciences. Dans la représentation que je m'en fais je ne pense pas que la communauté soit prête à accepter de traiter la littérature saint-simonienne comme une littérature romantique. Il faudrait surmonter les résistances… Mais il me semble que ce vers quoi on devrait tendre c'est à penser ensemble les romantiques isolés, les Petits romantiques et l'expérimentation littéraire de Ménilmontant.

N. Mozet  : C'est plutôt le terme de "marginalité" qui me gênerait, pas cette conception de la littérature - parce que c'est toujours se poser la question des frontières quand on se met à parler de littérature. Mais parler de marginalité c'est faire le trop beau rôle à une frontière comme si elle était fixe, je crois qu'il faudrait trouver un autre terme…

Ph. Régnier : Le mot est mauvais, c'est une étape, mais je suis convaincu que cette marginalité-là est l'expression la plus authentique et la plus vraie, qui dit le fond des choses par rapport à toute une série de tendances essentielles de la littérature romantique.

N. Mozet  : C'est pour ça que le terme de "marginalité" ne me plaît pas beaucoup…

B. Degout : : Est-ce que parmi les saint-simoniens certains venaient de l'ultracisme ?

Ph. Régnier : Très peu, au point que je suis capable d'en nommer qui ont rejoint le légitimisme, c'est le cas d’Alexandre Saint-Chéron, mais je ne suis pas capable d'en nommer qui en venaient. Rességuier, par exemple, le fondateur de l'église du Midi, était certainement à l'origine un légitimiste…Non, mais en revanche il y a un énorme effort pour accepter l'ultracisme et pour le prendre en compte, et ce qui est dit par exemple autour de la duchesse de Berry est tout à fait typique de cet effort.

 

 

N. Mozet  s'est interrogée sur le possible saint-simonisme, derrière un bonapartisme plus clair, de l'auteur d'un roman, La Bande noire, dont les énoncés mêmes ne peuvent être compris que si l'on connaît les opinions politiques de l'énonciateur.

Ph. Régnier ne connaît pas ce romancier, mais relève qu'il y a une grande proximité entre le saint-simonisme et le bonapartisme.

Ph. Régnier revient sur le problème posé par la littérature même : travaillant sur le saint-simonisme, il refuse de réduire la littérature du XIXe siècle à sa partie fictionnelle et poétique. Il n'y a pas de raison de tenir à l'écart cette production de l'ensemble de la production littéraire, pas plus qu'il n'y en aurait eu d'écarter Le Contrat social ou Le Neveu de Rameau.

Mais il faut dire que l'exclusion de tout ce qui est philosophie de la littérature du XIXe siècle tient tout simplement à la fondation de l'identité nationale française : on accepte la philosophie jusqu'en 89, et après, tout ce qui est littérature critique à l'égard de la société ne peut plus entrer dans le consensus national, dans le consensus républicain, on ne l'accepte pas

J.-L. Diaz : Il y a quand même le processus d'autonomisation du littéraire qui n'existe pas au moment Rousseau, mais existe à partir de 1834-35. Bien sûr, je suis tout à fait d'accord, sur le fond, on ne peut avoir une conception si restrictive du littéraire. Mais il y a ce processus d'autonomisation dont il faut tenir compte

G. Rosa  : Mais elle ne porte pas sur une différenciation poésie/drame/roman… L'autonomisation est par rapport à des assujettissements, non par rapport à des genres

J.-L. Diaz : Je parlais de cela en ayant en tête quelque chose de précis, à savoir ce qu'il se passe à partir de la préface de Mademoiselle de Maupin qui dit, en gros : il y a d'un côté les gens qui font du laïus - saint-simoniens, moralistes,…- et d'un autre côté ceux qui font de l'art. ça, c'est en 1835. Certes, c'est une simplification dans les dates et le propos, mais il y a là une scansion qu'on ne peut pas ne pas prendre en compte : cela marque une tendance. Dès les premières campagnes des saint-simoniens Hugo est pris - c'est faux, bien sûr, et à plus d'un égard - comme le modèle même, l'exemple type d'un artiste qui n'est qu'artiste. La formule "l’art pour l'art" intervient pour une des premières fois, à ma connaissance, sous la plume de Fortoul, en 1834, dans un article de la Revue encyclopédique. C'est ce que j'avais en perspective : ces discours journalistiques très précis qui font que ce débat entre l’art pour l'art et l’art social, comme on dit à l'époque, s'institue comme un clivage fondamental, alors qu'il n'y avait pas connaissance de cela à l'époque de Diderot.

N. Mozet  : Mais c'est une tendance au XIXe siècle et je ne suis pas sûre que ce soit simplement lié à la démarche liée à l'identité nationale. Les raisons sont complexes, c'est tout un faisceau de redistribution y compris de redistribution disciplinaire vis-à-vis d'autres disciplines scientifiques, vis-à-vis de la religion : une tendance, y compris du monde littéraire même, à limiter la prolifération du littéraire en distribuant les vrais et les faux…

G.Rosa  : Mais c'est une tendance toute récente en fait, à partir de 1960, en fait, que de ne pas lire une pièce ou un texte politique de la même manière…

J.-L. Diaz : Non, les salves de Fortoul sont très claires

N. Mozet  : Il y a bien une tendance esthétisante qui se fonde dans ces années-là, notamment avec les débats que nous avons évoqués.

J.-L. Diaz lit une série de citations de Fortoul - impliquant Hugo

Il y est bien question d'art pur

Ph. Régnier : Bien sûr, c'est clair, mais je ne suis pas sûr que cela ait à l'époque le sens qu'on lui donne aujourd'hui : les accusations vis-à-vis de Hugo visent une pratique poétique qui est une pratique de peintre : il fait de la poésie matérialiste et c'est en ce sens qu'il fait de l'art parce qu'il est très manuel, très sensuel dans sa pratique poétique. Et on dira en ce sens par opposition que George Sand est spiritualiste dans son art.

J.-L. Diaz : Oui, c'est sûr

Ph. Régnier : Du coup, je ne suis pas sûr que cela suffise à instituer une différence entre ce qui serait littérature et art d'un côté, et de l'autre côté ce qui serait littérature prédicante, extérieure. C'est beaucoup plus complexe et beaucoup plus progressif. Je pense qu'il y a aussi des questions de métier : Pierre Leroux est un philosophe non professionnel par rapport à Victor Cousin. Il y a des phénomènes d'institutions, il y a des phénomènes de discipline, mais je pense en effet qu'on en a beaucoup rajouté dans les années 1960.

Il faudrait reprendre des intitulés de thèses avant Barthes et Sartre, et on serait étonné

J.-L. Diaz : Oui, c'est vrai, l'ordinaire des thèses était plus ouvert : la restriction peau de chagrin à la littérature au sens strict est de plus en plus prononcée et accélérée depuis ces années-là, dans la pratique et dans l’imaginaire critique.

Mais Hugo va quand même inverser la vapeur par rapport à ce Hugo plasticien : le Hugo des Misérables, c'est l'autre, mais il a bien été celui que visait de telles critiques. Dès 33-35, Hugo déserte ce rôle, dès la préface de Lucrèce Borgia, il adopte la posture paternelle du poète penseur, qui a charge d’âmes, et c'est Gautier et les autres qui vont se poser en propagandistes ironistes de l'art pour l'art.

B. Degout : Il y a aussi une énorme protestation contre l'ambition politique de la littérature. Je veux dire que toutes ces personnes et les partages qui sont établis, c'est contre des adversaires qui eux occupent des places très claires. C'est la réponse de Salvandy à Hugo à l'Académie…

Ph. Régnier : Mais attention, il y a un problème aussi de définition du politique : les fouriéristes et les saint-simoniens font du social et pas du politique, ce n'est pas classable.

Approbation générale

Dans la pratique, ils ne distinguent pas des domaines : c'est de la vérité immédiate

B. Degout : Simplement les ultras existent comme groupe à la Chambre des députés et sont identifiables, alors que les autres sont hors jeu.

Reste que les définitions des groupes sont difficiles, en dehors de ces cibles.

G.Rosa  : Le Livre nouveau est très intéressant du point de vue politique…

N.Mozet  : Pas de polémique…

La discussion s'est close à une heure avancée de l’après-midi.

Transcription par Emmanuelle Cullmann (espérant avoir respecté le vœu des participants au plus juste : éviter l'iconoclastie…)

Nota : Suite de quelques-uns de ces débats lors de la séance du Groupe Sand consacrée à  " Sand politique " : exposés de Michelle Perrot et Madeleine Rebérioux, le 21 juin, Salle Dussanne, ENS Ulm, 45 rue d’Ulm Paris